ISSN: 2171-6633
Estudios Franco-Alemanes 1 (2009), 5-15
Ellipse et périphrase allusive dans les Epistres
familieres d’Hélisenne de Crenne
JEAN-PHILIPPE BEAULIEU
Université de Montréal
jean-philippe.beaulieu@umontreal.ca
Fecha de recepción: 9 de marzo de 2009
Fecha de aceptación: 31 de marzo de 2009
Abstract: In comparison with the five invective letters forming the second section of
the Epistres familieres et invectives published by Hélisenne de Crenne in 1539, the
thirteen short familiar letters may not seem not as interesting at first, but reveal
unexpected stylistic complexities. Indeed, numerous passages appear rather elliptical
and allusive in their expression, much more so than in any of Hélisenne’s writings.
These referential shortcuts can be partly understood within the generic parameters of
the epistre familiere, which postulates a somewhat close relationship between the
correspondents, allowing a type of writing that is allusive in its style, if not in its
content. The aim of this article is to understand the nature of these stylistic traits and
the specific color they give to a genre known for its malleability.
Key words: Hélisenne de Crenne, French Literature, Epistres familieres.
Résumé: Lorsqu’on les compare aux cinq lettres invectives qui forment le deuxième
volet du recueil d’Epistres familieres et invectives publsous le nom d’Hélisenne de
Crenne en 1539, les treize brèves lettres familières peuvent sembler simples au
premier abord, mais se révèlent complexes sur le plan stylistique lorsqu’on les
examine plus attentivement. En effet, de nombreux passages font appel à une
écriture de nature elliptique et allusive qui ne se retrouve pas au même degré dans
les autres ouvrages d’Hélisenne. De tels raccourcis référentiels peuvent se
comprendre à la lumière des paramètres génériques de l’épître familière, qui postule
un lien entre les correspondants permettant l’usage de sous-entendus et de
périphrases. Cet article vise à éclairer la nature de ces traits stylistiques et à décrire la
couleur particulière qu’elle confère à un genre réputé à la Renaissance pour sa
plasticité.
Mots-clés: Épître familière ; Hélisenne de Crenne ; style elliptique ; périphrase
allusive.
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Conformément aux dispositions du genre dont elles se réclament, les
treize épîtres familières qui forment le premier volet du recueil d’Epistres
familieres et invectives, publié en 1539 sous le nom d’Hélisenne de Crenne,
révèlent une épistolière dont l’aménité à l’égard de ses destinataires
contraste avec le ton véhément qu’elle adopte dans les cinq épîtres
invectives. En comparaison avec ces dernières, dont la rhétorique combattive
a piqué la curiosité des commentateurs
1
, les lettres familières d’Hélisenne
n’ont suscité en elles-mêmes qu’un intérêt assez relatif jusqu’à tout
récemment
2
. Je dois avouer pour ma part que, à l’exception de la treizième
épître, ce groupe de lettres m’a paru sans grande surprise jusqu’au moment
j’ai entrepris de préparer, pour la collection « La cité des dames »
(Publications de l’Université de Saint-Étienne), une version modernisée de
l’ensemble des écrits attribués à lisenne, c’est-à-dire les Angoysses
douloureuses qui procedent d’amours de 1538, les Epistres familieres et invectives,
de même que le Songe de 1540
3
. De manière inattendue, les épîtres familières
sont se sont révélées, à certains égards, la portion du corpus « hélisénien » la
plus difficile à adapter, en raison d’un usage marqué de procédés relevant
de l’ellipse et de la périphrase allusive. La présence de ces procédés a rendu
nécessaire l’ajout, en note, de gloses ou de paraphrases explicatives de façon
à éclairer les passages difficiles à déchiffrer même après la régularisation de
la graphie et de la ponctuation, et pour lesquels de simples renvois au
glossaire (qui se trouve à la fin de l’ouvrage) semblaient insuffisants. À la
lumière d’observations issues de ce travail éditorial, j’aimerais proposer une
amorce de réflexion sur la présence, dans l’écriture des épîtres familières,
des procédés elliptiques qui rendent délicate la compréhension de passages
comme celui de la septième épître, adressée par Hélisenne à Guisnor, et qui
se lit ainsi dans la version des Œuvres de ma dame Helisenne (Paris, Charles
1
On consultera à ce sujet les travaux de Jerry C. Nash, en particulier «The Fury of the Pen :
Crenne, the Bible, and Letter Writing», dans Women Writers in Pre-Revolutionary France. Strategies
of Emancipation, Colette H. Winn et Donna Kuizenga (dir.), New York/Londres, Garland
Publishing, 1997, pp. 207-225.
2
Le récent collectif Hélisenne de Crenne. L’écriture et ses doubles (Jean-Philippe Beaulieu et Diane
Desrosiers-Bonin (dir.), Paris, Honoré Champion, 2004), comprend des articles sur les épîtres
familières signés notamment par Catharine Randall, Luc Vaillancourt et Colette H. Winn.
3
Cette intégrale des écrits «personnels» d’Hélisenne de Crenne l’exclusion de sa traduction
des quatre premiers livres de l’Énéide parue en 1541) a été publiée en deux volumes, le premier
comprenant les Angoysses douloureuses (2005), le second, les Epistres et le Songe (2008).
Ellipse et périphrase allusive dans Les epistres familieres d’Hélisenne de Crenne
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7
Langelier, 1543) ayant servi de texte de base : «O combien la divine clemence
luy a esté favorable, qu’estant de ses illustrissimes vertus associée, a permis
la dissolution de son corps». Si la translittération en français moderne
s’effectue aisément Oh, combien la divine clémence lui a été favorable,
qu’étant de ses illustrissimes vertus associée, a permis la dissolution de son
corps»), la présence de la formule périphrastique «la dissolution du corps»
pour désigner la mort, de même que le raccourci que représente la
proposition participiale, nécessitent cependant l’éclaircissement suivant que
j’ai fait figurer en note: «la clémence divine lui a accordé de mourir au
moment où elle possédait les plus hautes vertus»
4
.
***
Généralement très brèves et, à une exception près, faciles à comprendre,
les épîtres familières d’Hélisenne ont néanmoins appelé 62 paraphrases
explicatives, tandis que, à volume à peu près égal, le groupe formé par les
cinq épîtres invectives, plus érudites et de propos plus ambitieux, n’en ont
nécessité que 30, tout comme le Songe allégorique de 1540 qui, en dépit de
ses nombreuses références mythologiques et théologiques, n’en compte
également que 30. Si l’on étend la comparaison aux Angoysses douloureuses,
les 123 paraphrases que comptent les 334 pages de ce récit dans l’édition
modernisée sont proportionnellement moins importantes que les 62 gloses
que comportent les 45 pages des Epistres familieres. De ces observations
statistiques découle un premier constat : dans ce groupe de lettres se
trouvent non pas les idées les plus complexes et les développements les plus
substantiels, mais le plus grand nombre de formulations sibyllines. Voyant
une belle occasion de faire en sorte que le travail éditorial nourrisse
l’analyse, je me suis mis à réfléchir à ces difficultés ponctuelles sur lesquelles
bute le lecteur moderne, et qu’il faut se garder d’imputer d’emblée à la
maladresse de l’auteur ou à l’écart historique qui nous sépare des textes.
Au départ, je considérais les difficultés des Epistres familieres comme une
conséquence des problèmes généraux que pose le style latinisant
d’Hélisenne qui, à l’instar d’autres auteurs de l’époque comme Jean Lemaire
4
Hélisenne de Crenne, Les Epîtres familières et invectives ; Le Songe, Édition de Jean-Philippe
Beaulieu, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « La cité des
dames », 2008, p. 43. Dorénavant, les références à l’édition modernisée des Epistres familieres
seront indiquées par le sigle EF, suivis de la page et placés entre parenthèses dans le corps du
texte.
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8
de Belges qui elle emprunte d’ailleurs bon nombre de passages
5
),
affectionne les formules complexes et les effets de subordination. Ce style,
certains de ses contemporains, comme Claude Colet, le lui ont reproché
6
,
mais divers commentateurs récents l’ont plutôt attribué à une stratégie
visant à rendre ostentatoire la littérarité des textes et l’éloquence de leur
auteure
7
. Au terme de mon travail de modernisation, j’ai constaté que le
style en question est aisément reconnaissable, et ce, même dans la traduction
des quatre premiers livres de l’Énéide publiée sous le nom d’Hélisenne en
1541. Il ne produit cependant pas les mêmes effets selon les genres il se
trouve déployé, ce qui nous engage à envisager le grand nombre de
formules absconses des Epistres familieres comme une conséquence du choix
générique qu’a effectué Hélisenne. On pourrait ainsi supposer que les
obscurités de formulation du recueil correspondent à des références connues
des seuls correspondants, en vertu de l’amitié qui les lie et qui s’exprime à
travers la lettre familière
8
. Mais, à vrai dire, à part dans la treizième épître,
qui illustre parfaitement cette hypothèse puisqu’elle n’est compréhensible
que par la scriptrice et son destinataire, on trouve assez peu de passages
suggérant une telle connivence référentielle. Les formules elliptiques ou
périphrastiques semblent davantage relever de l’inflexion particulière que
donne Hélisenne à la tonali familière en la faisant glisser du côté de la
lettre morale ou philosophique tributaire de la contentio orationis, c’est-à-dire
d’une formalisation du discours épistolaire que Luc Vaillancourt a identifiée
très judicieusement dans le chapitre qu’il consacre à Hélisenne dans son
5
Au sujet des emprunts aux Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Lemaire de Belge,
voir les notes de l’édition critique des Angoysses douloureuses préparée par Christine de Buzon
(Paris, Champion, 1997), de même que celle du Songe, établie par les soins de Jean-Philippe
Beaulieu et Diane Desrosiers-Bonin (Paris, Champion, 2007).
6
Dans l’épître qui clôt les Œuvres d’Hélisenne à partir de 1550, Claude Colet indique qu’il a
corrigé « l’obscurité de beaucoup de termes, dont [Hélisenne] use en ses [compositions] »,
comme le lui ont signalé deux demoiselles qui, pour « en faire l’evidence en leur[ent] un grand
nombre [d’obscurités] dedans deux ou trois de ses epistres » (Œuvres de madame Helisenne de
Crenne, Paris, Etienne Grouleau, 1560, feuillet X vi vo).
7
Voir les propos de Diane Desrosiers-Bonin au sujet de l’« esthétique de la copia, de l’abundantia
et de la diversitas » qu’adopte Hélisenne : « L’architecture exégétique du Songe d’Hélisenne de
Crenne », dans Hélisenne de Crenne. L’écriture et ses doubles, op. cit., p. 250.
8
Colette Winn, « “Ce lien si ferme et si puissant...”. Amicitia et consolatio dans les Epistres
familieres d’Hélisenne de Crenne (1539) », dans Hélisenne de Crenne. L’écriture et ses doubles, op.
cit., p. 214.
Ellipse et périphrase allusive dans Les epistres familieres d’Hélisenne de Crenne
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9
livre sur la lettre familière à la Renaissance
9
. Cette formalisation fait en sorte
que le registre employé dans ces épîtres d’Hélisenne est moins familier que
ce que laisse entendre la désignation du recueil, selon les pratiques et les
concepts qui se répandent au cours des premières décennies du XVIe siècle.
Si l’on examine attentivement le texte, les passages à gloser soutiennent en
effet, par leur caractère emphatique et sentencieux, l’hypothèse de la
contentio orationis, qu’il convient cependant de nuancer par le constat que le
lien familier produit un effet sur la formulation qui est fort différent de celui
des épîtres invectives, la formalisation encore plus grande du discours
produit paradoxalement un texte dont le sens est plus direct et explicite, du
moins sur le plan stylistique
10
. Dans les épîtres familières, la dimension
axiologique du discours semble teintée par des effets d’atténuation qu’il faut
attribuer à un souci de ménager le destinataire, d’où une énonciation
elliptique ou allusive, l’interlocuteur se présentant non comme un adversaire
qu’il faut réduire au silence (c’est le cas des épîtres invectives), mais comme
un ami qu’il s’agit de convaincre avec ménagement d’amender sa conduite.
Bien que généralement tributaires de cette volonté d’atténuation, les
formules elliptiques ne se répartissent pas de façon uniforme dans le recueil,
selon la nature du rapport épistolaire qu’établit Hélisenne avec son
destinataire à travers le sujet traité : elles sont plus nombreuses dans les
lettres 3, 4 et 7, liées à la consolation, et plus rares dans les lettres relatives à
l’amour, qu’il s’agisse de le condamner (épîtres 5, 7 et 9) ou de le confesser
(épîtres 10, 11 et 13), probablement parce que le caractère sentencieux de ce
tout dernier groupe est moins marqué
11
. Mais lorsqu’il y est présent, on
trouve le même type de formules elliptiques, comme si la compréhension de
celles-ci reposait en partie sur une connaissance préalable des maximes
9
Luc Vaillancourt dans La lettre familière au XVIe siècle. Rhétorique humaniste de l’épistolaire, Paris,
Honoré Champion, 2003, p. 191-133.
10
Nul n’oserait prétendre que la matière discursive du Songe est simple, surtout dans le dernier
tiers de l’ouvrage où sont formulées de nombreuses considérations théologiques.
11
Voici comment se répartissent les paraphrases (le chiffre entre parenthèse indique le nombre
de gloses correspondant à chaque portion du texte) : Préambule (1) ; Épître 1, à une abbesse (3) ;
Épître 2, à un parent (3) ; Épître 3, à une cousine (8) ; Épître 4, à Cornélio (6) ; Épître 5, à Galasie
(3) ; Épître 6, à Méliadus (4) ; Épître 7, à Guisnor (9) ; Épître 8, à Clarice (3) ; Épître 9, à Clarice
(2) ; Épître 10, à Galasie (6) ; Épître 11, à Galasie (3), Épître 12, à Quézinstra (2) ; Épître 13, « à un
fidèle compagnon » (9).
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10
qu’une simple réitération, aussi laconique soit-elle, suffit à réactiver. C’est
l’impression que produit l’énoncé suivant :
Et pour ce, dérelinque [délaisse] le trop affectueux désir
et fais que ton vouloir à celui d’autrui se conforme,
considérant que, *qui de conseil est pauvre, convient que
de travail abonde [glose : *qui ne bénéficie pas des conseils
d’autrui connaîtra des soucis]. (EF, p. 44)
Tirée de la huitième lettre Clarice), cette phrase affirme en premier lieu
le caractère direct et personnalisé de son message par l’impératif
« dérelinque », pour ensuite faire appel à une formule dont l’ellipse
pronominale accentue le caractère impersonnel de maxime.
L’un des enjeux de ces lettres étant l’inscription de l’expérience
personnelle dans la morale sociale, on constate ainsi souvent, dans la même
phrase, un mouvement qui associe l’adresse au destinataire et un énoncé
plus impersonnel, de nature parabolique, apparenté aux sentences publiées
en recueil à l’époque
12
. C’est le cas de cet extrait de la quatrième lettre,
adressée à Cornélio :
Toutefois, tu peux présupposer que le travail que pour
ton infélicité je souffre n’est aucunement au tien
équiparable [comparable], pource que l’on pourrait juger
*n’avoir comparaison le récit des persécutions à la
personne étrange et le souffrir en la personne propre
[glose : *il n’y a pas de comparaison entre le récit des
difficultés d’autrui et les souffrances que l’on éprouve soi-
même]. (EF, p. 29)
Ici, le rapport étroit et comparatif établi entre le je et le tu au début de la
phrase donne lieu, dans la deuxième moitié de celle-ci, à une sentence au
style que l’on peut qualifier d’hiératique en raison de son caractère serré et
elliptique.
Dans certains cas, l’épistolière lie plus étroitement le destinataire à un
énoncé moral, qui se trouve du fait même assoupli, conformément aux
paramètres relationnels de l’épître familière. Voyons le passage suivant, tirée
de la huitième lettre où, Hélisenne, à défaut de pouvoir convaincre Clarice
12
Comme les célèbres Mots dorés de Caton (dont le second livre fut publié en 1534 par Denis
Janot, le premier éditeur d’Hélisenne).
Ellipse et périphrase allusive dans Les epistres familieres d’Hélisenne de Crenne
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de délaisser l’amour sensuel, l’exhorte à dissimuler la conduite
répréhensible, formulant ainsi un curieux accommodement didactique
13
:
Et pource que je crois qu’il n’est chose au monde qui
plus autrui trompe qu’est feindre le contraire de ce que
l’on veut, je t’exhorte de nier en apparence ce que plus
affectueusement désireras, pour évader [éviter] que tu ne
succombes en l’indignation *de ceux lesquels par juste
raison de toi à leur arbitrage peuvent faire [*des gens qui
ont le droit de te soumettre à leur volonté]. (EF, p. 45)
Notons que, contrairement à d’autres passages à gloser, la périphrase qui
termine cet énoncé n’est pas impersonnelle, puisqu’elle n’affirme ni une
vérité ni un lieu commun. Par son caractère indirect, elle semble plutôt
vouloir atténuer l’évocation des dangers qui menacent Clarice, tout en
affaiblissant la morale antérieurement professée, désormais mise entre
parenthèses au nom de l’amitié.
Parmi les lettres consacrées aux questions amoureuses, seule la dixième
épître familière comporte un nombre plus important de gloses, mais
relativement courtes pour la plupart. Cette situation s’explique
probablement par un désir de rendre moins directe la confession à laquelle
Hélisenne se livre en déclarant éprouver une passion qu’elle avait
antérieurement condamnée chez sa destinataire, Galasie, dans la cinquième
lettre. Elle emploie ainsi des termes assez allusifs pour décrire sa situation,
qui évoque celle du personnage d’Hélisenne dans le roman, tout en lui
donnant une coloration allégorique qui annonce le Songe. Ainsi, dans
l’extrait suivant, après avoir évoqué les effets de Fortune et de Jalousie,
Hélisenne parle de Bon Espoir en suggérant de façon un peu compliquée un
lien analogique avec la situation de Galasie :
*Et t’assure que, n’était qu’en faisant mes complaintes et
exclamations, Bon Espoir me vient à donner recordation
de toi qui es parvenue à ce que tant affectueusement tu
désirais, ne me pourrais aucunement consoler [glose :
*Et je t’assure que si, en réponse à mes plaintes, Bon Espoir ne
13
A ce sujet, voir Jean-Philippe Beaulieu, « Didactisme et parcours discursif dans les Epistres
d’Hélisenne de Crenne », Renaissance and Reformation / Renaissance et Réforme, vol. XVIII, no 2,
1994, p. 35.
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me rappelait que tu es parvenue à la satisfaction de ton sir,
je demeurerais inconsolable]
14
. (EF, p. 51)
Au contraire du roman, la confession est ici mise sous le signe d’une
retenue teintant l’ensemble de la lettre et produisant de discrets effets para
ou périphrastiques qui, comme dans ce passage tiré de la même lettre,
semblent assez pudiques par leur caractère allusif :
[…] et avec ce, sa modestie, grâce, faconde, bénignité et
parfaite douceur *me promettent une servitude
merveilleusement fidèle [glose : *sont la garantie d’un
service amoureux hors du commun]. (EF, p. 50)
Cette façon discrète de désigner le sentiment amoureux prépare la lecture
de la treizième lettre qui compte 9 gloses se répartissant sur 8 pages. Ce
nombre plutôt élevé de gloses explicatives n’a rien de très surprenant,
lorsqu’on considère qu’il s’agit d’une missive cryptique qui, comme
l’annonce la rubrique-résumé faisant fonction de titre, est censément rédigée
par Hélisenne au nom d’un ami pour n’être comprise que par le
destinataire
15
. Si, comme j’ai cherché à le démontrer ailleurs, cette épître est
en fait une lettre amoureuse travestie en lettre familière
16
, les formules
absconses qu’on y trouve participent tout naturellement d’une dynamique
de la dissimulation. La visée délibérative paraît masquée et les repères
référentiels brouillés ; quoique les gloses qu’on y trouve participent d’une
finalité différente de celle des lettres précédentes, elles n’en représentent pas
moins le point culminant de la dynamique elliptique et périphrastique qui
caractérise l’ensemble du recueil sur le plan du style. Si les difficultés
semblent y être plus ponctuelles qu’ailleurs elles ne nécessitent que de
14
Anne Réach-Ngô (La mise en livre des narrations de la Renaissance : Écriture éditoriale et
herméneutique de l’imprimé, thèse de doctorat, Paris IV-Sorbonne, 2005, p. 483) affirme d’ailleurs
que ce passage renvoie « à l’abstraction et à la schématisation du Songe ».
15
«Épître par Madame Hélisenne composée, laquelle elle fit à l’instante prière d’un
gentilhomme qui très affectueusement aspirait de rendre certain de ses nouvelles un sien fidèle
compagnon. Mais pource que la chose dont il le voulait avertir était digne d’être en perpétuel
silence conservée, il requit qu’écrite fût si occultement qu’à nuls, excepté son compagnon, elle
fût intelligible.» (EF, p. 58-59)
16
Jean-Philippe Beaulieu, «Lettre de femme, voix d’homme? Jeux identitaires et effets de
travestissement dans la treizième épître familière d’Hélisenne de Crenne», Tangence, no 84, été
2007, p. 31-47.
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brèves gloses , elles n’en relèvent pas moins souvent, comme dans le
passage suivant, des procédés sentencieux déjà décrits :
Toutefois, toi étant rempli d’urbanité, douceur et
clémence, imiteras l’altissime roi de Perse, *lequel plus
promptement entendait à une bonne affection qu’à un
commun effet [glose : *lequel était mieux disposé à l’égard
d’un bon sentiment que d’une action ordinaire]. (EF, p. 61)
Mais il importe surtout de signaler que ces passages s’inscrivent dans un
ensemble complexe de procédés allusifs et de renvois mythologiques qui
sont intelligibles en surface, mais dont le sens profond échappe au lecteur
17
.
Mis sous le signe d’une familiari marquée par la duplicité, le discours
épistolaire se révèle certes moins anguleux que précédemment. L’épistolière
y dispose de trois fois plus d’espace textuel que dans les autres lettres
familières ; par conséquent, les développements y sont plus développés et
soutenus, réduisant par le fait même les paraphrases à de simples
éclaircissements. Bref, si cette lettre est plus sibylline que les précédentes
quant à son contenu, elle est portée par un style moins anguleux ; elle
annonce par sa longueur et son érudition, mais dans un tout autre registre,
le développement soutenu qui caractérise les épîtres invectives.
Lorsqu’on parcourt l’ensemble du corpus hélisénien, on se rend compte
que les aspérités stylistiques qu’on y relève sont souvent contrecarrées par la
répétition d’éléments textuels, qui permet de confirmer ou d’expliciter le
sens des passages difficiles
18
. Ainsi, la matière très répétitive de la première
partie du roman, formée essentiellement par l’alternance entre espaces
intérieur et extérieur, entre plaintes amoureuses pour soi et discours de déni
pour les autres
19
, finit par éclairer, à force de rappels, le sens des passages
plus obscurs. Autrement, le Songe repose lui aussi sur une dynamique
17
Ibid., p. 32-33 et 35-37.
18
Au sujet de la question de la répétition et du dédoublement, on consultera Jean-Philippe
Beaulieu et Diane Desrosiers-Bonin, « Les jeux du même, de l’autre et du multiple chez
Hélisenne de Crenne », dans Hélisenne de Crenne. L’écriture et ses doubles, op. cit., p. 9-17.
19
Tom C. Conley Feminism, écriture, and the Closed Room : The Angoysses douloureuses qui
procedent d’amours », Symposium, vol. XXVII, no 4, 1973, p. 322-332) est l’un des premiers à s’être
penché sur ces effets de répétition et d’alternance, que rappelle plus récemment Marie-Claude
Malenfant « Quelques modalités exemplaires des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours
d’Hélisenne de Crenne (1538) », dans Hélisenne de Crenne. L’écriture et ses doubles, op. cit., p. 85.
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14
récurrente, dans la mesure il est formé de trois dialogues successifs qui
reprennent et développent la question amoureuse initialement débattue
dans des contextes de plus en plus abstraits
20
. Surtout dans le troisième
dialogue, qui met en scène les figures allégoriques de Sensualité et de
Raison, les notions évoquées sont complexes et abstraites, mais la répétition
des motifs et des idées, voire des tournures, permet de contrer le caractère
parfois compliqué de ces dernières.
Dans les épîtres familières, la situation est fort différente. Il ne s’agit pas
d’un récit continu, mais d’un ensemble apparemment disjoint de lettres
réunies dans un recueil que l’auteure place dès son préambule sous la
bannière de la varietas
21
. Si, sur le plan des motifs, l’ouvrage tisse entre ses
divers éléments une trame implicitement narrative qui fait écho à celle du
roman, la répétition des préoccupations dans certains groupes de lettres
semble s’effectuer en pointillé ou en filigrane. Par-delà la récurrence des
formules épistolaires de salutation, de même que des rappels de la visée
délibérative, la brièveté de ces lettres semble impliquer une interprétation
différente des effets de dédoublement. La présence marquée de difficultés
stylistiques dans un lieu on ne les attendrait pas nécessairement nous
invite à réfléchir à l’homogénéité du corpus hélisénien et, du coup, à la
question de son auctorialité, mise en cause en 2005 par la thèse d’Anne
Réach-Ngô qui, dans l’esprit de l’ouvrage de Mireille Huchon sur Louise
Labé, a fait d’Hélisenne une « créature de papier » elle aussi
22
. À défaut de
documents prouvant ou infirmant l’existence historique d’une autrice ayant
publié sous le nom d’Hélisenne, il est difficile d’assurer quoi que ce soit à ce
sujet, sinon par des preuves circonstancielles. Le travail de modernisation
que j’ai effectué confirme toutefois, à une échelle microtextuelle, la présence
de constantes stylistiques qui semblent indiquer un travail de composition
plutôt uniforme dans lequel il serait difficile de voir une création hybride,
artificielle et parodique résultant d’une supercherie éditoriale, comme le
20
Robert D. Cottrell, « Hélisenne de Crenne’s Le Songe », dans Women Writers in Pre-
Revolutionary France. Strategies of Emancipation, Colette H. Winn et Donna Kuizenga (dir.), New
York/Londres, Garland, 1997, p. 194-195.
21
Elle dit à ce propos : « […] j’estime variété en cela et autres choses être toujours de suave
délectation associée » (EF, p. 19).
22
Réach-Ngô, op. cit., p. 390.
Ellipse et périphrase allusive dans Les epistres familieres d’Hélisenne de Crenne
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15
suggère Anne Réach-Ngô à propos des Angoysses
23
. Les fluctuations
stylistiques que l’on peut observer c’est le cas des nombreux passages à
gloser que présentent les épîtres familières signalent non pas de franches
ruptures, mais, comme j’espère l’avoir démontré, des modulations d’écriture
qui dialoguent avec les données du genre pratiqué. Si, dans les Angoysses, les
complexités du style semblent associables à la démesure des débordements
passionnels, dans les Epistres familieres, elles sont d’une nature différente :
reposant sur une rhétorique de l’implicite et du sous-entendu, elles sont
d’abord simplement tributaire d’une volonté d’atténuation en accord avec
l’esprit (sinon avec la lettre) du genre, pour donner davantage, dans les
dernières épîtres, dans une économie textuelle plus complexe où la retenue a
valeur de dissimulation. Si l’on applique au recueil l’affirmation
énigmatique de la treizième lettre selon laquelle « tout secret parler est
prévision de suspection » (EF, p. 66), c’est-à-dire que chercher à dissimuler
révèle forcément quelque chose, on peut supposer que les procédés
elliptiques et périphrastiques servent d’indice à un souci de moduler un
contenu désormais familier pour tout lecteur des Angoysses, en faisant un
usage singulier du caractère protéiforme de l’épître familière. En d’autres
mots, en nous invitant à considérer qu’il y a là plus qu’il n’y paraît.
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Ibid., p. 454 et 529.