ISSN: 2171-6633
Estudios Franco-Alemanes 1 (2009), 69-89
LlLLe De guaiaci medicina (1519) d’Ulrich von
Hutten ou comment penser le traitement de la
syphilis par delà Hippocrate et Galien
Claude La Charité
Université du Québec à Rimouski
claude_la_charite@uqar.qc.ca
Fecha de recepción : 4 de febrero de 2009
Fecha de aceptación : 1 de marzo de 2009
Abstract: Ulrich von Hutten’s De guaiaci medicina (1519), which extols the treatment
of syphilis with an extract of gaiac resin, received a rapid and quite exceptional
diffusion during the 1520s due to the French translation of Jean Cheradame. Though
Hutten was not a doctor, his short treatise quickly became a standard reference for
this new sickness, against which medical humanism, at its high point following on
the rediscovery of Ancient Greek medicine in the original, was at a loss. The
Ancients rules of hygiene and diet worked as well for the « mal français » or
« Frenche pockes », as for other ailments, but they were incapable of curing it. So,
Hutten, citing his own experience with syphilis, claimed that the gaiac represented a
cure, at the very time that medical humanism was denouncing empiricism : for
instance, Symphorien Champier wrote to contradict the medical innovators in Italy
that a « single experience does not make for science ». Yet, far from being a dedicated
empiricist willing to throw out tradition, Hutten remained an authentic humanist :
thus, as strange as it may seem, his use of experience is based on tradition, not that of
the Greeks and Latins but, exogenously, from the New World. And this is precisely
why his treatise was so successful. Subtly, it was at once possible to make claims for
an innovative cure while still respecting the epistemological criteria of Ancient
medicine.
Key words: Ulrich von Hutten, syphilis, gaiac, medical humanism, Renaissance,
rationalism, dogmatism, empiricism, Hippocrates, Galen, Ancient medicine
sumé: Le De guaiaci medicina d’Ulrich von Hutten, traité consacré au traitement de
la syphilis par le bois de gaïac, publié en latin en 1519, a connu une rapide et
exceptionnelle diffusion en France dans la décennie 1520 grâce à la traduction
française qu’en donna Jean Chéradame. Bien que Hutten n’ait pas été lui-même
médecin, son court trai s’imposa comme une référence incontournable sur cette
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nouvelle maladie, contre laquelle l’humanisme médical, alors à son apogée et fondé
sur la redécouverte de la médecine grecque de l’Antiquité en langue originale, était
démuni. Si les règles d’hygiène et de diète des Anciens pouvaient certes s’appliquer à
ce « mal français », comme à toute autre maladie, elles ne pouvaient pas en revanche
le guérir. Or, Hutten n’hésite pas à mettre en avant sa propre expérience de
syphilitique pour prouver l’efficacité du gaïac et cela, alors que l’humanisme médical
ne cesse de dénoncer l’empirisme, Symphorien Champier écrivant par exemple
contre les médecins italiens innovateurs qu’une « seule expérience ne fait pas la
science ». Cela étant, Hutten demeure un authentique humaniste, bien loin d’être un
empiriste convaincu qui voudrait faire table rase de la tradition, si bien que son
recours à l’expérience, aussi curieux que cela puisse paraître, s’autorise de la
tradition, non pas celle des Grecs et des Latins, mais celle, exogène, du Nouveau
Monde. Et c’est sans doute que réside le succès de son traité, à savoir dans la
manière habile dont il arrive à faire admettre une nouveauté thérapeutique certes,
mais dans le respect des critères épistémologiques de la médecine ancienne.
Mots-clés: Ulrich von Hutten, syphilis, bois de gaïac, humanisme médical,
Renaissance, rationalisme, dogmatisme, empirisme, Hippocrate, Galien, médecine de
l’Antiquité
Le De guaiaci medicina d’Ulrich von Hutten, traité consacré au traitement
de la syphilis par le bois de gaïac, publié en latin à Mayence en avril 1519 et
repris dans la même langue à Paris en 1520, a connu une rapide et
exceptionnelle diffusion en France dans la décennie 1520 grâce à la
traduction en langue vernaculaire qu’en donna Jean Chéradame. Cette
traduction française, comme l’a montré William Kemp
1
, connut, à Paris et à
Lyon, cinq éditions de 1522 à 1530. Bien que Hutten n’ait pas été lui-même
médecin et qu’il eût même un souverain mépris pour la plupart des
membres du corps médical qu’il jugeait âpres au gain, son court trai
s’imposa comme une référence incontournable sur cette nouvelle maladie,
apparue vraisemblablement à la fin du XVe siècle et contre laquelle
l’humanisme médical, alors à son apogée et fondé sur la redécouverte de la
médecine grecque de l’Antiquité en langue originale, était démuni. Si les
règles d’hygiène et de diète de l’Antiquité pouvaient certes s’appliquer à ce
1
William KEMP, « Les éditions de la version Chéradame du Guaiacum de Hutten et les débuts de
l’humanisme médical en français », Gutenberg Jahrbuch, 1992, p. 161-189.
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« mal français », comme à toute autre maladie, elles ne pouvaient pas en
revanche la guérir. La fortune exceptionnelle du traité de Hutten, à l’échelle
de toute l’Europe par delà la France, s’étendit même aux médecins
humanistes pourtant généralement peu enclins à admettre la validité de
doctrines médicales qui n’étaient pas directement issues d’Hippocrate et de
Galien. C’est le cas de Rabelais, très attaché, comme on le sait, aux « Verolez
tresprecieux
2
» mais aussi digne représentant de ce nouvel humanisme
médical notamment par son édition des Aphorismes d’Hippocrate dans le
texte grec, qui, dans son annotation à l’édition qu’il donna en 1532 des
Lettres médicales de Giovanni Manardo, mentionne « Hutten, dans son livre
sur le gaïac
3
». Ce succès hors de l’ordinaire de ce que nous appellerions
aujourd’hui un transfert culturel entre les Allemagnes et la France s’explique
par trois raisons principales. D’abord, la première raison tient au fait que
Hutten, lui-même atteint de syphilis, fait état de son expérience dans son
traité, d’où le sous-titre de la traduction française L’Experience et approbation
Ulrich de Huten
4
notable chevalier. Touchant la medecine du boys dict Guaiacum,
en pratiquant un genre inédit annonciateur à certains égards de l’essai à la
manière de Montaigne. La deuxième raison tient au fait qu’à Naples les
soldats de Charles VIII furent parmi les premiers infectés par cette maladie
qu’ils rapportèrent en France, si bien que la syphilis souvent appelée mal de
Naples par les Français était considérée comme le « mal français » (morbus
gallicus) par les autres Européens. Au delà du caractère anecdotique de
l’appellation, il reste que la contagion était très importante en France et qu’il
y avait du même coup un lectorat assuré pour ce traité. La troisième et
dernière raison, plus diffuse, tient au prestige des médecins allemands à la
cour de Louis XII et de François Ier, en particulier du Bâlois Guillaume Cop,
archiâtre du roi depuis 1514, prestige relayé par les officines d’imprimerie
2
RABELAIS, Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Mireille Huchon, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 5.
3
En fait, il renvoie au traité de Hutten pour la question de l’origine américaine de cette maladie
qui, selon la théorie dite « colombienne », aurait été ramenée du Nouveau Monde par les colons
espagnols. Hutten n’affirme toutefois pas que la maladie vient d’Amérique, même s’il relève
que le gaïac sert à traiter la syphilis sur l’île d’Hispaniola. Dans le texte latin, on lit : « Huttenus,
lib. de Guaiaco » Joannis Manardi Ferrariensis Medici Epistolarum medicinalium Tomus Secundus
nunquam antea in Gallia excusus, Lyon, Sébastien Gryphe, 1532, p. 100.
4
Il n’y a pas de préposition entre « approbation » et « Ulrich de Huten », mais il s’agit bel et
bien d’un complément du nom comme en ancien français.
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les Allemands, comme on le sait, étaient très nombreux. Or, ce traité est à
coup sûr le parent pauvre de l’œuvre de Hutten, si l’on en juge par
l’importance que lui accordèrent les spécialistes tels Kalkoff, Kaegi ou
Holborn
5
. L’étude plus récente de Peschke, Ulrich von Hutten als Kranker und
als medizinischer Schriftsteller (1985)
6
, a beau mettre en évidence le substrat
biographique du traité, elle laisse de côté une question qui est, à notre avis,
centrale aussi bien pour l’histoire des idées que pour l’histoire de la
médecine, à savoir le recours à l’expérience pour justifier un nouveau
traitement dans cet âge d’or de l’humanisme médical. Le fait est que
l’humanisme médical, reprenant à son compte, les polémiques de Galien
contre la secte des médecins empiriques, se réclame surtout du
« dogmatisme » ou « rationalisme » d’Hippocrate dans son combat contre les
charlatans souvent considérés comme des empiriques modernes en raison
de leur absence de formation théorique et universitaire, si bien qu’un
médecin comme Symphorien Champier n’hésitera pas à écrire contre les
médecins italiens innovateurs qu’une « seule expérience […] ne fait pas la
science
7
». La question est d’autant plus intéressante que Hutten est un
authentique humaniste, bien loin d’être un empiriste convaincu qui voudrait
faire table rase de la tradition, si bien que son recours à l’expérience, aussi
curieux que cela puisse paraître, se revêt des oripeaux de la tradition, non
pas celle des Grecs et des Latins, mais celle, exogène, du Nouveau Monde.
Par commodité, nous citerons, dans l’ensemble de l’étude qui suit, la
traduction de Chéradame publiée à Lyon par Claude Nourry en 1528, dans
la mesure où cette édition présente « le meilleur état du texte
8
».
5
Ce que fait remarquer fort justement William Kemp, art. cité, p. 164. Paul KALKOFF, Ulrich von
Hutten und die Reformation. Eine kritische Geschichte seiner wichtigsten Lebenszeit und der
Entscheidungsjahre der Reformation (1517-1523), Leipzig, R. Haupt, 1920 ; Werner KAEGI, « Hutten
und Erasmus : ihre Freundschaft und ihr Streit », Historische Vierteljahrscrhift, no 22, 1924-1925, p.
200-278 et 461-514 ; et Hajo HOLBORN, Ulrich von Hutten, Leipzig, Quelle und Mayer, 1929.
6
Michael PESCHKE, Ulrich von Hutten (1488-1523) als Kranker und als medizinischer Schriftsteller,
Cologne, Forschungsstelle des Instituts für Geschichte der Medizin der Universität, 1985.
7
En fait, dans ce passage, Champier s’en prend nommément au médecin ferrarais Giovanni
Manardo. Dans le texte latin, on lit : « Experimentum unicum Manardi non facit scientiam. »
Roland ANTONIOLI, Rabelais et la médecine, Genève, Droz, 1976, p. 107-108.
8
William KEMP, art. cité, p. 189.
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1. La syphilis et l’histoire de la médecine à la Renaissance.
Avant d’analyser de plus près la manière dont Hutten cherche à concilier
le savoir acquis grâce à sa propre expérience de syphilitique avec les
exigences épistémologiques de l’humanisme médical de son temps, il
convient de faire une brève mise au point sur l’histoire de cette maladie
9
qui
figure, au même titre que l’imprimerie ou la redécouverte du grec ancien,
parmi les « nouveautés » de la Renaissance. Cela dit, les recherches les plus
récentes n’excluent pas que la syphilis ait pu exister en Europe dès le Moyen
Âge de façon endémique, mais la perception que partage Hutten des
hommes et des femmes de la Renaissance est que cette maladie nouvelle,
venue d’Amérique, serait apparue en 1493, à Naples, dans l’armée de
Charles VIII. Apportée par l’armée espagnole, elle se serait rapidement
propagée aux mercenaires de toutes origines, flamands, français, suisses,
italiens, espagnols, hongrois, etc., qui répandront à leur tour l’épidémie à
l’échelle du continent. Des cas de syphilis sont répertoriés en Italie, en
France, en Flandre et en Hollande dès 1496, en Angleterre, en Écosse et en
Allemagne dès 1497, en Hongrie dès 1499 et au Danemark dès 1502. Aussi
bien dire qu’au seuil du XVIe siècle, la maladie est désormais présente dans
toute l’Europe. La médecine en prit rapidement acte et Francisco Lopez de
Villalobos identifia dès 1498 le chancre syphilitique comme un élément
déterminant pour diagnostiquer la maladie. En l’absence de fièvre, ce qui,
du même coup, rendait inapplicable la théorie du Pronostic d’Hippocrate
réservée aux maladies aiguës fébriles, les médecins décrivirent les
nombreuses lésions cutanées pustuleuses de la syphilis, de même que les
douleurs articulaires et osseuses. La blennorragie ou chaude-pisse, pourtant
connue auparavant, était alors souvent prise à tort pour un symptôme de la
syphilis. Dès le milieu du siècle, la cause immédiate de la maladie, l’acte
sexuel, était bien connue et le médecin Gilino de Ferrare recommandait en
9
Nous nous inspirerons dans cette section, sauf mention contraire, de Henri H. MOLLARET,
« Les grands fléaux », dans Mirko D. GRMEK (sous la dir. de), Histoire de la pensée dicale en
Occident, Paris, Seuil, 1997, tome II De la Renaissance aux Lumières, p. 264-266. Pour un exposé
détaillé des différentes solutions thérapeutiques employées dans le traitement de la maladie,
voir Jon ARRIZABALAGA, « Medical Responses to the ‘French Disease’ in Europe at the turn of
the Sixteenth Century », dans Kevin Siena (sous la dir. de), Sins of the Flesh. Responding to Sexual
Disease in Early Modern Europe, Toronto, Center for Reformation and Renaissance Studies, 2005,
p. 33-55.
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1547 d’éviter toute relation sexuelle avec des femmes infectées. C’est
Girolamo Fracastor qui, dans son poème Syphilis sive de morbo gallico (1530),
donna à la maladie le nom sous lequel elle est aujourd’hui connue. Pendant
tout le siècle, deux traitements furent préconisés : d’une part, l’onction
mercurielle, suggérée par Marcus Cumanus
10
, médecin de l’armée
vénitienne, remède connu depuis les Croisades comme l’onguent sarrasin
recommandé contre les maladies de peau; d’autre part, la décoction de bois
de gaïac, dont Hutten se fera le promoteur, qu’il découvrit grâce à son
médecin Paul Ricius
11
mais qui était utilisé à cette fin par les insulaires
d’Hispaniola pour traiter la syphilis. Pour cette raison, le gaïac sera très
valorisé, parce qu’il était perçu comme remède spécifique à la maladie, issu,
comme elle, du Nouveau Monde. Si le traitement au mercure, qui sera utilisé
jusqu’au XIXe siècle, pouvait certes résorber les chancres, il pouvait aussi
provoquer un empoisonnement aux métaux lourds. À la différence du
mercure, le gaïac était aussi inoffensif qu’inefficace, ce qui entraînera son
abandon dans le traitement de la syphilis après 1560. Et si, dans son traité,
Hutten prétend avoir été guéri grâce au gaïac, dans les faits, il n’en était rien,
car il mourut prématurément, en 1523, à l’âge de trente-cinq ans, des suites
de la maladie.
2. Hutten et l’archéologie du « mal français »
Dans la première partie de son traité, qui constitue d’ailleurs l’une des
plus importantes sources sur l’histoire de la syphilis, Hutten retrace les
origines de la maladie et décrit les différentes thérapies qui ont été
préconisées de son temps et qu’il a lui-même subir. En bon humaniste, il
prend le soin d’établir l’étymologie du nom commun de cette nouvelle
maladie, morbus gallicus, qu’il reprend à son compte, tout en se justifiant de
ne pas céder à la xénophobie qui ne manque pas de se déchaîner en période
de grande épidémie, la maladie étant toujours le propre de l’Autre
12
:
10
Brigitte ROSSIGNOL, Médecine et médicaments au XVIe siècle à Lyon, Lyon, Presses universitaires
de Lyon, 1990, p. 143.
11
William KEMP, art. cité, p. 163.
12
On a souvent rapproché l’apparition de la syphilis à la Renaissance de celle du sida au XXe
siècle et, bien que comparaison ne soit pas raison, l’analogie est troublante pour ce qui est de
l’origine prétendue de la maladie, toujours étrangère, et pour l’interprétation irrationnelle de la
maladie comme la manifestation de la colère de Dieu.
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Il a ressemblé estre bon a la majesté divine aulcunes
maladies incongnues : ainsi que povons estimer a noz
presdecesseurs estre venues au monde de nostre temps
et congnoissance L’an de grace depuis la nativité
Jesuchrist mille quatre centz nonante et trois, ou
environs estoit le temps qui s’apparut une pestifere et
dangereuse maladie, nonpas en la region de France mais
en Neaples : et pour autant la premiere appellation luy a
esté imposee, pour ce qu’en l’exercice des Francoys :
lesquelz menoyent bataille soubz la puissance et
deffence du Roy Charles. Ladicte maladie s’apparut plus
tost qu’en aultres nations et lieux, a esté et est appellee la
maladie Francoyse. Toutesfoys les Francoys disent le
nom leur estre ignominieux et diffamatif : ne l’appellent
pas la maladie Francoyse, mais la maladie de Neaples :
et disent que ilz prennent cela pour contumelies et mal
impropere, leur avoir baillé le surnom : c’est asssavoir la
maladie Francoyse. Et pourtant que c’est la commune
appellation du commun dict Nous l’appellons en ceste
œuvre la maladie Francoyse. Nonpas pour despit et
envye d’une si noble gent et illustre : et oultre laquelle
pour le temps present ne n’en est point de plus civille et
humaine. Mais nous craignons que tout le monde ne
l’entendist point si facillement si nous l’appellions par
ung autre nom
13
.
Il est vrai que, d’une façon générale, les Européens, à l’exception des
Français, parlaient alors de « mal français » et qu’à l’inverse les auteurs
français ne désignaient la maladie que sous le nom de « mal de Naples ».
13
Guaiacum. L’Experience et approbation Ulrich de Huten notable chevalier. Touchant la medecine du
boys dict Guaiacum. Pour circonvenir et dechasser la maladie indeument appellee francoyse Aincois par
gens de meilleur jugement est dicte et appellee la maladie de Neaples, traduicte et interpretee par maistre
Jehan Cheradame hypocrates estudiant en la faculté et art de medecine, Lyon, Claude Nourry, [1528],
Aii, ro. L’exemplaire cité est conservé à la Medical Historical Library de l’Université Yale. Je
remercie William Kemp de m’avoir fourni les éléments matériels indispensables à la datation de
cette édition. Désormais, toutes les références ultérieures à la traduction française du De guaiaci
medicina renverront à cette édition et seront précisées dans le corps du texte entre parenthèses.
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Hutten insiste ensuite sur le fait que, dans les premiers temps, la maladie,
appelée mal saint Mevim, mal de Job ou mal d’Evagre, était expliquée par
les théologiens comme le signe de la colère de Dieu :
En ceste dicte maladie ainsi que ont dit les theologiens a
esté trouvee l’yre de dieu, par laquelle y venge et prent
pugnition de noz maulvaises conditions et desordonnez
vices : comme se lesdictz theologiens avoient esté
evocquez au hault conseil et qu’ilz eussent esté
enseignez que c’est de ladicte maladie […]. (Aii, vo)
Or, bien évidemment, après avoir identifié deux phases du « mal français »,
une première souche qui n’aurait duré que sept ans, prodigieusement
virulente et se propageant par l’air, puis une seconde souche moins
virulente et seulement transmissible sexuellement, Hutten rejette la
prétendue cause divine mise en évidence par les théologiens pour lui
préférer une explication rationnelle, la contamination par l’acte sexuel : « Et
est a croire que ceste dicte espece [la seconde souche, moins virulente, de la
maladie] procede de mutuelle conjunction et copulation » (Aiii, ro).
D’emblée, même s’il n’y fait pas référence explicitement, Hutten, par sa
démarche, adhère à l’un des traits fondamentaux de l’hippocratisme, à
savoir le rejet de toute cause divine dans les maladies qui sont toutes
explicables par des causes rationnelles, même celle qui fait l’objet d’un des
plus célèbres traités de la collection hippocratique, La Maladie sacrée, à savoir
l’épilepsie qui était l’objet dans l’Antiquité, mais encore aussi sous l’Ancien
Régime, des plus folles superstitions.
Puis, s’intéressant aux symptômes du mal en véritable clinicien, Hutten,
dans le prolongement des traités hippocratiques issus de l’école de Cnide
comme Des Maladies, met en valeur tout particulièrement les effets
secondaires innombrables, l’inflammation des membres, les douleurs aux
articulations, les ulcères, le podagre, la paralysie, l’apoplexie et la lèpre. Il
dénonce l’incurie et l’incompétence des chirurgiens et des médecins qui se
sont pressés à son chevet, plus « dans la parure que dans le soulagement »
pour paraphraser le trai Du Médecin d’Hippocrate. Il évoque les
souffrances atroces dans lesquels sont morts des malades, victimes de
l’amateurisme de médecins autoproclamés, encore en flagrante
contradiction avec l’idéal hippocratique du médecin qui fait souffrir le
moins longtemps possible : « Et ceulx estimans que tant plus ilz
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endureroyent : tant plus seroyent tost guaris, jusques a ce que le cueur par la
vehemence de la chaleur leur failloit et ne se sentoyent quasi point mourir :
et ainsi estoyent miserablement suffocquez et estains » (Bii, ro).
Hutten explique enfin comment lui-même a réussi à atténuer les
symptômes de la maladie par un subtil dosage d’alun et de fumigations.
Mais tous ces tâtonnements ne constituaient qu’un pis-aller, tout juste bon à
endormir le mal sans le guérir : « Et par telles aydes j’ay soustenu la
maladie : mais je ne l’ay sceu estaindre aucunement, et en ay appaisé mes
douleurs, nonpas en ostant la racine : car cela n’estoit que pour empescher la
maladie et non pas l’oster » (Biii, ro). Tous ces traitements de fortune allaient
être relégués à l’oubli grâce à l’importation, par les Espagnols, d’un arbre
des Antilles aux vertus miraculeuses : le gaïac.
3. Le bois de gaïac et l’expérience de Hutten.
Dans la conception du temps que se font les humanistes, selon laquelle le
progrès n’est jamais cumulatif et les avancées vont de pair avec des
reculs, on peut penser ici à la lettre de Gargantua à Pantagruel qui certes
glorifie l’invention heureuse de l’imprimerie, mais qui se trouve
contrebalancée par l’invention néfaste de l’artillerie
14
, l’inverse peut aussi
être vrai, à savoir que la calamité d’une nouvelle maladie peut être atténuée,
voire annulée par la découverte d’un nouveau remède. La coïncidence entre
l’apparition du « mal français » et la découverte de l’Amérique par les
Espagnols apparaît à Hutten comme un effet de la grâce divine. En
signant le Nouveau Monde, l’humaniste allemand ne manque pas, à
l’instar de ses contemporains, d’insister sur la nouveauté de ce monde,
nouveauté relative à la méconnaissance qu’en avaient les Européens jusque-
là, mais qui ne doit pas occulter le fait que ce monde, certes inconnu de
l’ancienne Europe, existait néanmoins depuis les temps immémoriaux, ce
qui explique le recours à une curieuse formule qui paraît à première vue
paradoxale, les « terres neufves, antiques et incongneues » (Biii, ro). Or,
comme nous le verrons, l’antiquité du Nouveau Monde n’est pas sans
incidence sur la légitimité de l’expérience de Hutten :
14
« Les impressions tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon eage
par inspiration divine, comme à contrefil l’artillerie par suggestion diabolicque ». RABELAIS,
Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 243-244.
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Et pour autant que la raison et congnoissance autant des
biens que des maulx doibt estre imputee a dieu Quelle
grace debvons nous a dieu du bien qu’il nous a donné
au boys de Guaiacum. Et combien est sa legiereté plus
amyable que celle triste paine et tourment. L’usaige
dudict Guaiacum nous a esté apporté d’une isle nommee
Espagolle [=Hispaniola], laquelle est en occident : en
laquelle partie la region Americque est estendue et finit
sa longueur. Laquelle fut trouvee jadis es ans cy devant
entre les terres neufves, antiques et incongneues. (Biii, ro)
Mais en dépit du témoignage du trésorier d’Espagne, qui a été guéri du
« mal français » par le remède préconisé par les insulaires d’Hispaniola, les
médecins s’entêtent à nier à l’évidence, en refusant de reconnaître les vertus
curatives du gaïac, de peur que leur autorine soit bafouée, mais surtout
par crainte que leur pratique lucrative ne s’en trouve compromise :
Quelque noble tresorier d’Espaigne estant en la province
lequel estoit griefvement malade apres que ceulx du
pays luy eurent monstré la medecine, apporta la maniere
d’en user en Espaigne. Et luy dist on quelle puissance
elle avoit oultremer en ladicte isle. Les medecins ne le
vouloyent approuver ne louer, pour autant qu’ilz
veoyent cela desroguer beaucoup a leur praticque : et se
sont ingerez d’en guarir par aultre voye. Et ont prins
ceste arrogance de dire que Guaiacum ne scauroit guerir
sinon en gardant leurs commandemens, de laquelle
chose je m’esmerveille comment ilz l’osoyent persuader,
veu que comme il soit tout certain n’y avoir jamais eu
aucuns medecins en ladicte isle en laquelle a toujours
esté l’usaige de Guaiacum. (Biii, ro et vo)
Or, si Hutten écrit son traité, c’est précisément pour offrir aux
syphilitiques le moyen de se soigner eux-mêmes sans avoir à se soumettre à
la tyrannie des médecins obscurantistes, prêts à reconnaître le gaïac, dans la
mesure il est prescrit par eux avec quantité d’autres médicaments qui en
annulent l’effet. Aussi, Hutten décrit longuement l’arbre pour que le malade
soit à même de s’en procurer sans être trompé sur la marchandise. Le gaïac
est un grand arbre qui porte des noisettes. Son bois est noir et plus il est noir,
plus sa vertu curative est grande. La matière ignée est « gluante comme
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unguent » (Biiii, vo). Par ailleurs, son bois est si lourd qu’il ne flotte pas,
lorsqu’il est immergé dans l’eau. En outre, la vertu thérapeutique de l’arbre
s’atténue avec le temps, de sorte qu’il faut employer du bois de gaïac jeune.
Sur cette question, les médecins ont longuement débattu, mais Hutten, par
un procédé qui lui sera familier dans la suite de son traité, préfère ne pas
spéculer vainement et se borne à constater l’efficacité du gaïac à la lumière
de sa propre expérience : « Les medecins en tiennent si veullent leurs
longues disputacions si bon leur semble. Je suis plus joyeulx et ayme mieulx
qu’on en treuve que de n’en avoir point et que de m’enquerir quel il est »
(Biiii, ro). Une telle attitude n’est pas sans faire penser aux médecins
empiriques de l’Antiquité qui, par scepticisme, se limitaient à relever
l’efficacité de certains traitements, sans chercher à expliquer l’invisible par le
visible. Aussi, pour Hutten, en médecine de façon générale, comme dans le
cas particulier du « mal français », l’expérience prend le pas sur les stériles
enquêtes théoriques : « Et de moy je croy que universellement en l’art de
medecine et semblablement en ceste presente decoction apres l’experience et
usaige d’elle congneue on a enquis la cause de sa vertu » (Biiii, ro). C’est au
nom de son expérience qu’il revendique le droit à la dissidence par rapport à
certaines idées reçues, entre autres à propos du goût aigre du gaïac : « Il est a
plusieurs de maulvais goust, mais a moy non » (Biiii, ro). De la même façon,
avant d’avoir fait l’essai du gaïac que pourtant on lui avait recommandé,
Hutten s’est montré sceptique quant à l’efficacité de ce nouveau
médicament : « Laquelle chose me parlans de Guaiacum et aussi que
plusieurs m’en eussent parlé estroictement me suadans que je submisse a sa
cure, et toutesfois que je n’en croye personne pour la nouveaulté de la
chose » (Ci, ro). Ce parti pris de l’expérience se double d’une méfiance à
l’endroit des médecins improvisés : « [...] incontinent je me mys a faire
l’experience de Guaiacum parquoy veult que chascun universellement
estime estre assez dit, toutesfois que je me plaindray des medecins que l’on
sache que c’est de ceulx qui sont gens ineruditz sans auchun scavoir,
lesquelz se ventent pource qu’ilz ont acheté le tiltre de docteur » (Ci, ro).
Sans en avoir l’air, Hutten cherche ainsi à légitimer son expérience, tout en
se dissociant des charlatans et des faux médecins empiriques de son temps
avec lesquels il ne veut surtout pas être confondu.
Dans l’exposé de sa thérapie, Hutten prend argument de sa propre
« guérison » (ou rémission, devrait-on dire) pour étayer la validité de sa
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démonstration. Mais le recours à son expérience, qui certes prétend être
généralisable, comme l’indique l’adverbe « universellement » qui revient
sans cesse sous sa plume, suppose aussi la diversité des natures et des
circonstances qui peuvent engendrer des différences, par exemple, dans la
durée du traitement. Ainsi, alors qu’il établit qu’en moyenne le patient
parvient à la guérison en trente jours, même si certains peuvent se rétablir en
deux semaines, il évoque son propre cas exceptionnel, puisqu’il a été remis
sur pied bien après les trente jours prescrits :
Ce que demeure de la maladie comme aucuns disent il
s’en vieillist et prent racine, et pourtant il convient le
faire mourir fort legierement, et l’ay congneu en
moymesmes : car quant je m’en fuz allé a trente jours et
que mes ulceres de ma jambe ne furent pas recloses, je
me tins encore dix jours lesquelz achevez encores ne
estois je pas guery : Et pource que l’yver venoit pour
paour du froit je deliberay me y mectre encore dis jours,
mais je fuz contrainct par le conseil du medecin de
sortir, je l’experimentay et cela ne me fist point de mal.
(Ciii, ro)
Cependant, pour être efficace, la prise du gaïac doit se faire selon un ordre
bien établi. Retiré dans un espace clos, à l’abri des mauvais courants d’air, le
patient doit faire une diète très restrictive et commencer sa cure par la
purgation de l’appareil digestif. La médecine traditionnelle préconise de
nombreux expédients pour cette opération initiale. Pourtant, Hutten, qui ne
jure que par le gaïac, prétend que sa décoction peut très bien faire l’affaire,
mais avance à nouveau sa propre expérience cette fois comme contre-
exemple de son efficacité :
Et seurement le ventre qui a accoustumé estre restrainct,
si quelcun le veult lascher qui boyve ung peu de la
pouldre de Guaiacum qui a esté cuyte en l’eaue a la
quantité de demye once au point du jour, et si ne
l’esmeult pour une fois il le fault encore faire : toutesfois
j’en ay pris par plusieurs fois et repete qui ne me fist
jamais rien. (Ciii, ro)
On sent bien la volonté de mettre en avant la valeur intrinsèque de
l’expérience qui est indépendante de la volonté du sujet qui s’y livre. Dans
LlLle De guaiaci medicine (1519) d’Ulrich von Hutten ou comment penser le traitement de…
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un autre passage, Hutten se refuse à ce que son lecteur prenne exemple de
son expérience à propos du moyen d’éluder les tentations de la chair et de
tromper son ennui. Alors que les médecins prônent l’oisiveté totale et la
continence absolue pendant la cure, Hutten lui avoue s’être diverti en
s’adonnant à des lectures joyeuses. Son mauvais exemple ne doit cependant
pas être érigé en règle, vu la diversité des conditions :
Je monstreray apres comment il se fault garder de
l’œuvre de chair, moy en lysant des choses joyeuses et a
en faire je prenoys plaisir. Toutesfois les medecins le me
deffendoyent, et ne me admonnestoyent point follement,
si n’est qu’ilz croyent bien que ce que je faisoys estoit par
plaisir, et pour cause d’esjoyssance nonpas de estude.
Combien que je ne vueil pas qu’on pregne exemple a
moy […] (Ciiii, ro)
Ailleurs, Hutten recommande de ne pas recourir à des laxatifs trop puissants
qui risqueraient de compromettre la thérapie et surtout d’affecter
durablement l’appareil digestif. Pour sa part, il s’est contenté de recourir à
un laxatif doux, ce que pourtant il se refuse à ériger là encore en précepte :
Parquoy je conseille en cecy que on ne tourmente point
le ventre de grosses medecines et principallement faictes
de plusieurs compositions, car j’ay esté si obstiné que je
n’ay voulu user que de la casse. Ja soit que ilz [les
médecins] me presentassent affectueusement d’aultres
medecines que j’avoys acoustumez, et nonpas
seullement reubarbe mais medecines plus barbares que
n’est reubarbe, mais la fin approuva mon conseil estre
bon. Et qui vouldra l’ensuyvir en preigne l’exemple sur
moy, combien que je n’en face point de precepte. (Di, ro)
Malgré toutes les nuances avec lesquelles l’humaniste allemand présente
son expérience, en refusant de l’ériger en règle applicable à tous les cas, le
plus souvent néanmoins il s’en sert comme d’un argument d’autori
irréfragable. Ainsi, à propos de l’inutilité de mélanger le gaïac à d’autres
préparations pharmaceutiques, il coupe court à toute discussion par son
expérience : « Davantaige les hommes croyent l’experience que j’en ay faicte,
car le remede est suffisant luy tout seul pour oster ceste maladie et n’y fault
aultre chose, fors au commencement qu’il fault lascher le ventre » (Di, ro). Il
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cite cependant certains médecins qui sont d’opinion contraire, avant de
revenir à son argument décisif, qui est l’expérience : « et si je avois aprins
aultre chose je ne souffriroys qu’il fust celé. Et par ma diligence et
inquisition j’ay congneu la medecine de Guaiacum, et si quelcun ne l’a bien
entendue c’est sa faulte, et s’il l’a entendue je n’en demande point de
recompence ne louenge » (Di, vo). Plus loin, après avoir décrit la diète
indispensable à la cure de gaïac, Hutten réfute par avance l’objection que
pourraient lui adresser les médecins superstitieusement attachés à
l’Antiquité et qui voudraient que la seule diète des Anciens puisse venir à
bout du « mal français », en opposant une fois de plus son imparable
expérience : « Qu’on m’en croye moymesmes qui en ay a mon grant
dommaige beaucoup experimenté, Que si quelcun eust effuy et evité ce mal
en vivant sobrement. Il y a long temps que j’en feusse guery » (Hi, vo).
La mise en avant de l’expérience comme argument décisif apparaît
indispensable à la démonstration de Hutten, surtout parce qu’il est bien
incapable d’expliquer pourquoi le gaïac est à même de guérir le « mal
français ». À chaque fois qu’il aborde ce problème, il évite l’explication
théorique, en faisant valoir que le médicament est connu depuis trop peu de
temps, c’est-à-dire depuis seulement deux ans : « [...] pour la briefveté du
temps ne congnoissons aucune de ses causes [de l’efficacité du gaïac],
parquoy chascun croye fermement que en ceste simple medecine de
Guaiacum avec la diete ung homme est guary ainsi que nous avons
experimenté » (Diii, ro). Aussi, Hutten parle des vertus médicinales de son
remède miracle toujours sur le mode grandiloquent. Son efficacité tient
presque de la magie naturelle : « Je dy qu’il y a ainsi une occulte et secrette
vertu en Guaiacum, laquelle nous n’avons point encore congnue » (fi, ro).
Cette vertu occulte confère au remède une puissance telle qu’il peut ranimer
des malades en phase terminale. C’est tout juste si le gaïac n’est pas en
mesure de ressusciter les morts : « Et principalement parce ce que est
advenu il ne nous fault point mal desesperer du corps et fust il desja
habandonné et adjugé a mort, combien estions nous qui estions desja plorez
des medecins lesquelz par l’aide divine de Guaiacum qui est souveraine
avons esté et sommes restituez » (Ii, vo). L’élaboration d’une explication
scientifique de l’expérience de Hutten est laissée aux médecins experts, ce
qui montre bien que Hutten n’est pas du tout un empirique qui refuse
LlLle De guaiaci medicine (1519) d’Ulrich von Hutten ou comment penser le traitement de…
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d’expliquer l’invisible par le visible, mais qu’il adhère à la médecine
rationaliste d’Hippocrate :
Voyla donc de l’aide de Guaiacum et de la puissance
qu’il a. Il suffist pour maintenant de ce que j’en ay dit. Si
aucuns me demandoyent la cause je les renvoye aux
medecins expers : Car de cela je n’en asseure rien, Et
aussi je n’ay promys de rendre incontinent raison des
choses que je escriproys, mais j’ay promis que tout ce
que je pourray avoir congneu de Guaiacum, ou en moy,
ou en ung aultre, ou ce que j’en ay veu et ouy dire, que
de bonne foy je l’escriproys en ce present chapitre, et en
baille l’occasion a plusieurs qui exposeront la chose
selon leur dignité. (Ii, vo)
Mais l’expérience de Hutten à elle seule ne semble pas suffisante à
emporter l’adhésion du lecteur. Aussi, juge-t-il nécessaire de recourir à
l’induction dans son chapitre viii « Assavoir si l’usaige dudict Guaiacum est
tout d’une mesme vertu en toutes terres ». Il évoque des expériences tout
aussi probantes en Espagne, en Italie, en France et en Allemagne :
Premierement ceulx qui en font l’experience en
Hespaigne estiment qu’il n’y a point de difference en
ceste maladie quant a la medecine, pour autant que
l’experience ne pourroit mieulx estre que l’avoir faicte
sus cinq hommes de diverses nations et qu’elle y a esté
congnue. Desquelz il en vint ung d’Espagole en
Hespaigne pour faire les experiences es aultres nations.
Et quant il veit que ladicte medecine venoit a bon heur et
bonne fin. Ceulx de Sicille la prindrent apres furent en
Ytalie, et incontinent en Germanie. Duquel nous avons
experimenté la vertu, puis peu de temps nous avons ouy
dire que on s’en sert en France. Et par l’aiyde du boys
plusieurs guarissent, laquelle chose comme nous l’avons
congneue estre, et que nous soyons soubz une des
parties du ciel, laquelle n’est pas comme Italie et
Hespaigne ou aultres regions ou le ciel est plus subtil.
(Ei, ro)
On voit bien ici que, d’une part, Hutten est soucieux de faire valoir que son
expérience n’est pas unique et qu’elle peut se répéter dans des circonstances
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différentes, en particulier sous d’autres climats, ce qui montre bien qu’il est
acquis à la médecine météorologique d’Hippocrate telle qu’elle est exposée
dans le traité Airs, eaux, lieux. En montrant la validité de son expérience dans
autant de lieux différents, Hutten décalque aussi, d’autre part,
l’argumentation hippocratique, par exemple dans la conclusion du Pronostic
Hippocrate veut prouver l’universalité de sa sémiotique en écrivant : « Il
faut, en outre, avoir une bonne connaissance des indices et des autres signes
et ne pas ignorer que, quelles que soient l’année et la saison, les mauvais
signes annoncent du mal et les bons signes du bien, puisque, aussi bien en
Lybie qu’à Délos et en Scythie, les signes précédemment décrits se révèlent
être vrais
15
. »
Si l’induction de la validité du traitement au gaïac à partir de cinq cas
conforte la position de Hutten, néanmoins il en voit aussi le danger, qui
serait que l’on exige toujours plus d’exemples probants, avant d’accréditer
l’efficacité du médicament. Aussi, il prend soin de refermer aussitôt cette
boîte de Pandore qu’est l’induction, en concluant qu’il suffit qu’il y ait
guérison pour prouver la vertu du gaïac face à ceux qui prétendent qu’il
serait propre seulement au climat et à la constitution des Allemands : « Qui
dit avoir congneu l’experience et n’y avoir gent si apte pour la diete que
ceulx de nostre region, et si telle chose n’estoit on n’en voirroit pas beaucoup
estre guaryz par ledit bois dict Guaiacum : mais fauldroit encores
l’experimenter une aultres foys » (Eii, ro). Même si Hutten cherche d’abord à
montrer que le gaïac est un remède universel, il reste qu’il semble aussi
vouloir éviter d’être enfermé dans l’objection que les dogmatiques
adressaient aux empiriques, à savoir, comme le montre bien le chapitre VII
du traité De l’expérience médicale de Galien : si seule l’expérience peut fonder
la médecine, alors combien de fois une expérience doit-elle être répétée pour
être acceptée comme vraie?
Fort de cette expérience, non seulement Hutten s’en prend à ses
contemporains médecins âpres au gain et bourreaux des malades, mais il se
permet même de défier l’autorité toute-puissante de Galien et d’Hippocrate,
du moins compris littéralement. Ainsi, à propos de la diète qu’il
recommande, certains médecins se sont insurgés contre le fait qu’elle
15
HIPPOCRATE, L’Art de la médecine, traduction et présentation par Jacques Jouanna et Caroline
Magdelaine, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 207.
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contrevient à certains préceptes des deux éminents médecins antiques. Or,
clairement, Hutten rejette la doctrine des livres au profit de l’expérience
quant à la diète à suivre qui serait, selon la tradition, nuisible aux
complexions sèches et chaudes :
Ja soit ce que je ne vouldroys pas blasmer les medecins
disputans du dangier qui peult estre en ung corps chault
et sec, et amenent Galien avec Hippocrates lesquelz sont
d’opinion contraire a ceste exquise maniere de vivre.
Mais de ceulx qui ont usé de Guaiacum jamais je n’en vy
ung a qui il soit venu danger, et je ne prens pour
admonester que l’experience et non pas la doctrine des
livres, et moy mesmement suys chault et sec. Et pourtant
ceste dicte maniere de vivre ne m’a point fait ptisicque
ou hecticque, ce que ilz craignoyent en moy et pour ce
que toutes choses se doibvent faire prudemment, si
quelcun a soucy de luy qu’il ait les medecins pour y
prendre garde laquelle je poursuivray plus avant. (Ciiii,
ro)
Pourtant, Hutten, s’il rejette ici la doctrine des livres, n’est pas pour autant,
loin s’en faut, un empirique radical ou un précurseur de la médecine
expérimentale moderne.
4. L’expérience de Hutten en regard de l’indispensable connaissance des
langues et du corpus médical de l’Antiquité.
Lorsqu’il invective les médecins incompétents, Hutten s’en prend surtout
à leur inculture. En humaniste qui se respecte, il stigmatise leur ignorance
des langues classiques et des auteurs de l’Antiquité. Ainsi, après avoir
dénoncé les médecins qui achètent leur titre de docteur, il énonce un
principe qui peut résumer à lui seul le renouveau humaniste de la
médecine : « […] je me plaindray des medecins que l’on sache que c’est de
ceulx qui sont gens ineruditz sans auchun scavoir, lesquelz se ventent
pource qu’ilz ont acheté le tiltre de docteur, lesquelz ne congnoissent lettres
ne latines ne grecques combien que en nul aultre art que en medecine n’est
besoing de plus grand scavoir et des lettres de plus grande erudition » (Ci, ro
et vo). Aussi, si, sur tel ou tel point de détail, il s’accorde la liberté de
s’inscrire en faux par rapport à une interprétation trop littérale de Galien et
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d’Hippocrate, dans la dernière partie de son traité, consacrée au régime de
vie à suivre après la guérison pour éviter les rechutes, il n’a cesse de
convoquer et d’approuver un nombre phénoménal d’autorités de
l’Antiquité, et pas seulement médicales. Il ne servirait à rien d’en faire ici un
relevé exhaustif. Néanmoins, même un bref aperçu permet de voir défiler
Cicéron, Aristote, Virgile, Pline l’Ancien, Eusèbe de Césarée, Lucien de
Samosate, saint Jérôme, Salluste, Juvénal, Diodore de Sicile, Perse, Hésiode,
Platon, mais aussi Avicenne, Asclépiade de Bythinie, Celse, Galien et
Hippocrate. Ainsi, par exemple, à propos du gaïac, la culture livresque est
mise à contribution sur l’abstinence et l’interdiction de consommer du vin :
« Ce nonobstant n’estoit point deffendu pour la nature de Guaiacum se
abstenir de luxure et ne boire vin, toutesfois ce sont choses fort dangereuses
pour telles maladies, comme disent les livres des medecins » (Eiiii, ro). Au
sujet de l’adaptation du régime alimentaire à chaque complexion, Hutten
n’hésite pas, encore, à renvoyer au corpus médical de l’Antiquité : « Et
pour cause j’estime qui fault lire les autheurs » (Ki, ro). On pourrait ainsi
multiplier les exemples qui montreraient que Hutten ne cherche pas à faire
table rase de la tradition de l’Antiquité au profit de la seule expérience, bien
au contraire. Il refuse seulement une interprétation superstitieuse et littérale
de la médecine de l’Antiquité qui priverait ses contemporains des bienfaits
du gaïac au seul prétexte qu’il était inconnu des Anciens. Cela étant, Hutten
prend bien soin de formuler sa proposition thérapeutique dans des termes
qui, épistémologiquement, pouvaient apparaître acceptables aux médecins
humanistes de son temps, en respectant un dosage subtil entre doctrine des
livres et expérience.
En vérité, même l’expérience propre de Hutten n’est pas complètement
« empirique » au sens moderne d’expérimentation. Elle procède en quelque
sorte de la vérification sur Hutten lui-même d’une tradition issue du
Nouveau Monde
16
. Quand l’évocation de sa propre expérience ou de celle
d’autres Européens ne suffit plus à étayer son propos, l’humaniste s’appuie
sur le savoir des insulaires d’Hispaniola, dont la thérapie a été confirmée par
le temps. On comprend mieux, dans ce contexte, en quoi les terres
« neuves » sont aussi « antiques ». Dans la colonie espagnole, le « mal
16
Sur l’expérience procédant de la tradition, voir Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris,
Gallimard, 1966, p. 32-49.
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français », c’est-à-dire la grande vérole, est aussi répandue que la petite
vérole, c’est-à-dire la variole en Europe, selon une analogie qui est un autre
fondement de l’expérience au XVIe siècle : « Et en ceste mesme isle est la
maladie francoyse aussi commune comme en noz regions la petite, que vient
par bubes aux enfans. Et ne usent point d’aultre remede que le Guaiacum »
(Biii, ro). Dans cette île bénie, il n’y a aucun médecin, ni aucun savoir médical
contraignant, comparable à ce que l’on retrouve en Europe : « Mais
davantaige au pays estrange la ou croist Guaiacum il n’y a point de
medecins, il n’y a point de drogues de dehors pays, il n’y a point de secretz,
ne reigles ne canons de medecine, il n’y a point d’aphorismes » (Di, ro). Et
pourtant, l’expérience des insulaires, confirmée par le temps, a fini par se
cristalliser en tradition. On voit bien à quel point l’expérience, même la plus
probante, doit toujours, au regard de l’humanisme, être confirmée par une
certaine forme de tradition, même exogène, car, comme dit le proverbe latin,
la vérité est fille du temps (veritas temporis filia). En fait, Hutten ne remet pas
tant en cause la tradition médicale de l’Antiquité qu’il s’en prend avec
virulence à la superstition des médecins antiquisants qui voudraient croire
que depuis la chute de l’Empire romain aucune nouvelle maladie n’est
apparue, quitte à s’aveugler volontairement. Cette superstition des médecins
est illustrée à merveille par une très belle anecdote rapportée par Hutten :
[Un vieux médecin de Francfort] fut interrogué par ung
quidem de mes amys quelle estoit son opinion de
Guaiacum. Je n’en vis jamais dist-il, mais quoy que ce
soit il fault considerer son pris, sa couleur, son odeur, sa
quantité et sa qualité. Et ad ce propos je luy respondz Il
est fort pesant et ne le scauroit on hacher si menu que ne
voise au fons de l’eaue, il est de couleur de bouyx et sent
ou a peu pres la resine. Je commencay oultre a luy dire
en le interroguant, scavez vous la nature de Guaiacum. Il
me va incontinent assaillir de parolles et babiller je ne
scay quoy des predicamens d’Aristote. Et luy
demanday : vous qui estes ancien ce peult il faire que
ceste maladie nouvelle, et ceste medecine nouvelle se
soit ung affaire auquel on ne puisse rien congnoistre. Et
il me respond vous errez, car la maladie n’est pas
nouvelle : car Pline en parle en son livre. Je desiroys fort
a ouyr que c’estoit qu’il scavoit en Pline que je ne
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scavoys pas. Et je luy demande par quel nom Pline
l’appelloit : Il me dist qu’il appelloit mentagram, pour ce
qu’elle tourmente et vexe l’esperit. Et je luy dys, les
aultres maladies troublent elles pas l’esperit aussi bien
que ceste dicte maladie. Et assavoir mon[sieur] si
frenesie, manie, le mal sainct Jehan et tout plain d’autres
ebloissemens ne prennent pas en la teste aussi bien que
faict ladicte maladie francoyse. Et luy cuidant interpreter
je ne scay quelle fantasie je luy dys mon bon vieillard
mon amy aprenes une aultre foys a respondre plus
subtillement, et principallement es cas qui appartiennent
a la santé des hommes : car si vous avez leu Pline vous
ne dires pas mentagra qui viennent de mente, mais de
ceste diction mentum pour autant que elle prent
premierement au menton. (Diii, ro et vo)
L’anecdote, qui dénonce probablement Hock von Brackenau et son traité
Mentagra, sive de causis preservativis, regimine et cura morbi Gallici (1514), met
bien en valeur la nécessité de la culture antique, en ne contestant pas
l’autorité de Pline l’Ancien, mais en remettant en cause l’interprétation
erronée, superstitieuse, fondée sur une mauvaise étymologie. De cette
anecdote savoureuse, Hutten tire une conclusion que l’on pourrait appliquer
au statut de l’expérience dans son traité sur le gaïac : « Et faut que [les
médecins] se soient gens scavans doctes quilz ayent experimenté plusieurs
choses et qu’ilz soyent de tel courage qu’ilz ayment mieulx estre saiges tous
seuletz que d’errer en communité » (Diii, vo).
*
* *
Si donc Hutten se sert de son expérience de syphilitique pour démontrer
la valeur thérapeutique du gaïac, on aurait tort de le ranger parmi les
empiriques, que ce soit au sens que l’histoire de la médecine de l’Antiquité
donne au terme, à savoir l’école médicale fondée par Philinos de Cos, ou au
sens, courant au XVIe siècle, de charlatan dépourvu formation théorique qui
usurpe le prestige du médecin. Tout en cherchant à faire admettre un
nouveau remède pour une nouvelle maladie, Hutten se garde bien de saper
en bloc l’autorité de la médecine de l’Antiquité. Bien au contraire, il vise
plutôt à concilier son expérience avec les critères épistémologiques de la
LlLle De guaiaci medicine (1519) d’Ulrich von Hutten ou comment penser le traitement de…
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meilleure médecine dogmatique ou rationaliste de l’Antiquité, à laquelle du
reste la grande majorité des médecins de son temps adhère. Cet effort de
conciliation est visible dans le rejet de l’explication divine de la syphilis,
dans la condamnation des médecins plus soucieux d’ostentation que de
soulagement, dans la manière dont il évite de tomber dans le scepticisme
empirique refusant de considérer comme vraie une expérience réussie un
nombre limité de fois, dans la possibilité qu’il laisse ouverte d’expliquer
rationnellement la vertu occulte du gaïac et donc d’expliquer l’invisible par
le visible, par l’adhésion à la médecine météorologique d’Hippocrate, mais
aussi, par dessus tout, par le recours à la tradition du Nouveau Monde pour
rehausser la valeur de son expérience personnelle. Malgré tout, on peut
imaginer que Hutten se soit exposé à la vindicte de certains médecins,
comme Symphorien Champier, réfractaires à toute forme d’innovation et
pour qui expérience n’était pas science. Pourtant, à lire de près un traité
comme De l’expérience médicale, que Hutten ne cite jamais, sans doute pour
des raisons philologiques, puisque l’original grec en a été perdu, on voit à
quel point sa démarche est conforme, non pas certes à une interprétation
littérale du corpus médical de l’Antiquité, qui ignore aussi bien la syphilis
que le gaïac, mais bien à l’esprit de la méthodologie médicale telle que
l’expose Galien :
Quand je me règle sur l’opinion des plus experts et des
plus savants médecins et des meilleurs philosophes du
passé, j’affirme ceci : l’art médical a d’abord été inventé,
découvert, par la raison unie à l’expérience. Et de nos
jours, aussi il ne peut être excellemment pratiqué et bien
accompli que par celui qui emploie ces deux
méthodes
17
.
C’est la leçon que réactualise avec brio le De guiaici medicina de Hutten, dans
le contexte de la Renaissance, et qui explique sans aucun doute son
exceptionnelle fortune, y compris auprès des médecins humanistes ne jurant
que par Hippocrate et Galien dans le texte grec.
17
GALIEN, Traités philosophiques et logiques, traductions inédites par Pierre Pellegrin, Catherine
Dalimier et Jean-Pierre Levet, présentation, chronologie et bibliographie par Pierre Pellegrin,
Paris, GF Flammarion, 1998, p. 127.