ISSN: 2171-6633
Estudios Franco-Alemanes 10 (2018), 125-139
LES TERMES FICTIONNELS OU IRREALIA DANS LA
LITTÉRATURE ET LEUR RELATION AVEC LES
NÉOLOGISMES: VERS UNE ÉTUDE DES PROCÉDÉS DE
FORMATION DE NOUVEAUX MOTS DANS LES
TRADUCTIONS FRANÇAISES DE THE LORD OF THE
RINGS
MARÍA DEL CARMEN MORENO PAZ
Université Sorbonne Nouvelle- Paris 3
carmenmorenopaz@gmail.com
Fecha de recepción: 10.03.2018
Fecha de aceptación: 30.04.2018
Résumé: Parmi les défis de traduction qui entraînent les textes fictionnels, et plus
concrètement la littérature de la fantasy, nous pourrions souligner la traduction des
termes qui désignent des concepts fictionnels (les irrealia). Cela est dû d’un côté à leur
inexistence matérielle et à leur référence à des objets fictionnelles, ce qui rend le
travail de recherche documentaire et terminologique plus difficile et donc limite la
compréhension du texte. D’un autre côté, la traduction de ce type d’unités lexicales
exige une certaine créativité de la part du traducteur, qui doit créer des nouveaux
mots pour dénommer les irrealia ou termes fictionnels en utilisant les procédés de
formation de néologismes existants dans la langue cible. Deux questions peuvent être
posées à cet effet : les irrealia peuvent-ils être considérés comme des néologismes ? Et,
si c’est le cas, participent-ils des mêmes procédés de formation que les autres mots ?
Pour répondre à ces questions, ce travail vise à étudier les procédés linguistiques de
formation de nouveaux mots utilisés dans les traductions françaises de The Lord of the
Rings, de J. R. R. Tolkien (1954-1955), réalisées par Francis Ledoux (1972-1973) et
Daniel Lauzon (2014-2016) et nommées dans les deux cas comme Le Seigneur des
Anneaux. La raison de cette sélection textuelle comme corpus d’étude repose sur le
fait qu’il s’agit d’une œuvre qui représente un monde fictionnel très différent du
monde réel, et qui contient donc de nombreux exemples dirrealia qui doivent être
transférés dans la langue cible. Pour cette raison, et à partir de deux traductions
différentes dans la même langue (le français), notre travail vise à analyser les
procédés de traduction utilisés pour étudier leur productivité et évaluer leur
adéquation par rapport au texte source. Cela nous permettra alors d’établir des
conclusions au sujet des stratégies de traduction, ainsi que de s’approcher de sa
nature linguistique en relation avec les néologismes.
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Mots-clés: irrealia, néologisme, traduction, texte fictionnel, littérature fantastique.
FICTIONAL PARTICULARS OR IRREALIA IN FANTASY
LITERATURE AND THEIR RELATION TO NEOLOGISMS:
ANALYSIS OF THE WORD-FORMATION PROCESSES
USED IN THE LORD OF THE RINGS TRANSLATIONS
INTO FRENCH
Abstract: The translation of fictional texts and, more specifically, fantasy literature
presents several challenges. Among these challenges we could highlight the
translation of terms that make reference to fictional concepts (irrealia). On the one
hand, these challenges are partly explained by irrealia’s non-actual existence and their
lack of reference to real-world objects, which makes the task of terminology research
more difficult to the translator, and hence limits the understanding of the fictional
text. On the other hand, the translation of this type of lexical units requires creative
skills from the translator, who must create new words to name these fictional
particulars or irrealia using word-formation processes that actually exist in the target
language. In this sense, two questions arise: can irrealia be considered as neologisms?
And, if this is the case, are irrealia created using the same word-formation processes
as other words? To answer these questions, the present paper aims to study the
word-formation processes used to create irrealia in the two French translations of The
Lord of the Rings, by J. R. R. Tolkien (1954-1955), carried out by Francis Ledoux (1972-
1973) and Daniel Lauzon (2014-2016) and entitled, in both cases, Le Seigneur des
Anneaux. The choice for Tolkien’s work as corpus was made in view of the fact that it
represents a fictional world that differs substantially from real world. Thus, we
might assume that it contains numerous examples of irrealia that must be translated
into the target language. For this purpose, the present study aims at analysing the
word-formation processes used in the two translations in French in order to study
their productivity and evaluate their adequacy in relation to the source text. Finally,
we should be able to draw conclusions about translation strategies that can be used
to face translation problems that arise when translating irrealia, as well as about the
linguistic nature of irrealia in contrast to neologisms.
Keywords: irrealia, neologism, translation, fictional text, fantasy literature.
Sumario: 1. Introduction. 2. Les unités lexicales de répresentations du discours fictionnel: les
irrealia. 3. Définition et caractérisation du concept de néologisme: points cmmuns et divergences
Les termes fictionnels ou irrealia dans la literature et leur relation avec les néologismes 127
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avec les irrealia. 3.1. Lappartenance au système de la lange générale. 3.2. La fonction. 3.3. Le
procédé linguistique de formation des mots. 4. Les procédés de formation d’irralia dans Le
Seigneur des Anneaux.4.1. Analyse des résultats. 5. Conclusions et lignes futures de recherche.
1. Introduction
Parmi les traits discursifs qui permettent de caractériser les textes
fictionnels, nous pourrions souligner la présence d’unités lexicales qui
désignent des concepts fictionnels ; autrement dit, des concepts qui
n’existent pas dans le monde el comme des objets matériels. À titre
d’exemple, nous pourrions citer des termes fictionnels comme hobbit (The
Lord of the Rings, de J. R. R. Tolkien), pokemon (procédant de la série du même
nom) ou telescreen (1984, de G. Orwell). Pour créer ces unités lexicales,
l’auteur du texte doit utiliser les différents procédés de formation de mots,
ce qui constitue alors une des difficultés principales de la traduction de
textes de fiction, car le traducteur doit aussi transférer ces unités dans la
langue cible en utilisant les procédés de la langue de la traduction. D’un
autre côté, si l’on réfléchit sur la formation des termes fictionnels, il est aussi
possible de se demander s’il s’agit de néologismes, et dans ce cas s’ils sont
formés à partir des mêmes procédés de formation que les mots de la langue
courante ou spécialisée.
En ce sens, cette étude vise à analyser les procédés de création lexicale
des termes qui font référence aux éléments fictionnels (ou irrealia, comme
nous les désignerons dorénavant), mais en prenant comme corpus textuel
l’œuvre littéraire de J. R. R. Tolkien The Lord of the Rings, et plus précisément
ses deux traductions en français, réalisées par Francis Ledoux (1972-1973) et
Daniel Lauzon (2014-2016) et intitulées dans les deux cas comme Le Seigneur
des Anneaux.
La considération des irrealia comme néologismes et l’étude des types de
procédés de formation auxquels les auteurs ont recours pour les former
nécessite de définir en premier lieu ce que nous comprenons par le terme
irrealia, qui constitue l’unité lexicale de représentation du discours fictionnel.
Nous définirons ensuite le concept de néologisme pour le mettre en relation
avec celui d’irrealia, de sorte qu’on puisse observer leurs points communs et
leurs différences.
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Enfin, après avoir comparé irrealia et néologismes, nous aborderons les
procédés de formation de potentiels nouveaux mots pour créer des irrealia
en français, en s’appuyant sur les deux traductions en français de The Lord of
the Rings, que nous comparerons avec les termes du texte source. Ainsi, nous
pourrons établir des conclusions sur la nature linguistique de ces éléments et
sur les procédés qui existent en français.
2. Les unités lexicales de représentation du discours fictionnel: les irrealia
Avant d’aborder la caractérisation des termes fictionnels ou irrealia, nous
pourrions commencer par spécifier qu’il s’agit des unités lexicales qui
configurent le texte fictionnel et qui contribuent à créer la « fictionnalité »
1
du texte.
C’est Loponen (2006 : 165-166) qui utilise le terme irrealia, par opposition
à realia (c’est-à-dire une unité lexicale qui désigne un concept culturel ou l
à une culture concrète, comme toga, sauna o kimono), car l’auteur considère le
texte fictionnel comme une unité sémiotique indépendante qui possède sa
propre « culture fictionnelle ». Néanmoins, bien que nous fassions le choix
dans cette étude d’employer le terme dirrealia proposé par Loponen, nous
préférons en élargir la définition d’irrealia pour désigner les unités lexicales
qui contribuent à recréer la « fictionnalité » d’une œuvre fictionnelle,
quelque soit sa nature sémiotique (littéraire, filmique, audiovisuelle, etc.).
Pour pouvoir différencier les irrealia dautres unités lexicales, nous
pourrions préciser qu’il s’agit d’unités qui n’ont dans le monde réel aucun
objet pour référence, mais qui possèdent une référence interne dans l’œuvre
fictionnelle. Pour illustrer cette idée, prenons l’exemple de Sherlock Holmes :
dans la fiction de Conan Doyle, le terme fait férence à un individu réel,
mais en dehors de cette fiction, il s’agit d’un personnage, d’un objet de
fiction, sans aucune référence dans le monde réel (Lamarque, 1983 : 58-59).
De même, nous pourrions parler d’une vérité dans la fiction et en dehors
d’elle. Ainsi, les mondes fictionnels possèdent leurs propres valeurs de
vérité, ce qui nous permet de dire que c’est vrai que Sherlock Holmes
habitait à Londres et que c’est faux qu’il était marié (Currie, 1990: 53-54).
1
Dans un autre travail (Moreno Paz, 2018), nous avons analysé les principales théories de la
fiction dans le domaine de la philosophie du langage, où nous avons défini et caractéride
manière plus précise les irrealia. Néanmoins, dans ce travail nous esquisserons seulement les
caractéristiques principales.
Les termes fictionnels ou irrealia dans la literature et leur relation avec les néologismes 129
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Toutefois, il s’agit de concepts dont la description est incomplète puisqu’elle
est limitée au contenu du texte fictionnel. En ce sens, des irrealia comme
Winterfell, orc ou Madame Bovary constituent des concepts avec un contenu
limité dans l’œuvre de fiction dont ils proviennent.
D’un autre côté, puisqu’il s’agit de nouveaux concepts (même s’ils sont
fictionnels), nous pourrions nous poser la question de savoir s’ils peuvent
être considérés comme des néologismes ou s’il s’agit d’autre type d’unités
lexicales. À cet effet, nous considérons pertinent de traiter brièvement la
question de la définition de néologisme pour la comparer avec celle d’irrealia.
3. Définition et caractérisation du concept de néologisme : points communs
et divergences avec les irrealia
Le dictionnaire de la Real Academia Española en Espagne définit néologisme
comme un « nouveau vocable, acception ou tournure dans une langue »
(Real Academia Española, 2018). À son tour, l’Académie Française définit le
concept comme « mot de création nouvelle ou, par ext., terme auquel on
donne une signification différente de celle qui est en usage » (Académie
Française, 2018). Selon ces définitions, nous pourrions considérer a priori que
les irrealia ou termes fictionnels peuvent être considérés comme des
néologismes condition qu’on accepte qu’ils appartiennent à une langue
donnée, ce qui pose déjà des problèmes théoriques). Néanmoins, comme
remarque Guilbert (1975), l’usage inédit d’un mot n’est pas une condition
suffisante pour qu’il soit considé comme un ologisme, car il doit être
utilisé de manière plus ou moins répandue.
Étant don que ces deux définitions s’avèrent insuffisantes, nous
considérons que pour déterminer si les irrealia peuvent être considérés
comme des néologismes, il est essentiel de déterminer leurs paramètres
d’identification et classification. Pour cela, nous sommes partis de la
classification de Cabré (1993: 445-446), qui souligne que toute classification
de néologismes doit être fondée sur une perspective multidimensionnelle.
L’auteur distingue trois critères principaux de classification : l’appartenance
au système de la langue générale, la fonction ou le besoin communicatif et le
procédé linguistique de formation utilisé.
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3.1. L’appartenance au système de la langue générale
Selon ce critère, on distingue entre les néologismes de la langue courante
(ou néologismes proprement dits) et les néologismes des langues de
spécialité (que nous pourrions appeler, suivant le terme créé en espagnol, «
néonimes » (Cabré, 1993 et Varo et al., 2009).
En ce qui concerne la distinction de Cabré entre ces deux catégories,
l’auteur précise les traits distinctifs suivants (Cabré, 1993: 446-447):
a) Les néologismes sont normalement plus spontanés, c’est-à-dire qu’ils
apparaissent sans motivation apparente et ont un caractère plutôt ludique et
éphémère. En revanche, les « néonimes » sont créés pour répondre à des
besoins dénominatifs et sont donc plus stables.
b) Les néologismes peuvent posséder des synonymes, car ils coexistent
normalement avec dautres formes synonymes et acquièrent une valeur
stylistique déterminée par le contraste. À l’inverse, les « néonimes » n’ont
pas de synonymes parce que cela peut empêcher l’efficacité de la
communication.
c) Les néologismes se caractérisent souvent par sa brièveté formelle,
tandis que les « néonimes » sont souvent constitués par des formes
syntagmatiques.
d) Les néologismes sont souvent formés à partir de la langue ancienne et
dialectale et aussi à partir demprunts, alors que la composition savante est
plus caractéristique des néologismes des langues de spécialité.
e) Les néologismes ne sont pas souvent diffusés au-delà de la langue
dans laquelle ils ont été crées ; en revanche, les « néonimes » se caractérisent
par sa vocation internationale.
Selon cette classification, il s’avère impossible d’inclure les irrealia dans
aucune des catégories, puisqu’ils ne partagent pas tous les traits
caractéristiques des néologismes de la langue courante ou spécialisée.
De notre point de vue, les irrealia, de la même manière que les « néonimes
», répondent à une création planifiée (par l’auteur de l’œuvre fictionnelle) et
à un besoin communicatif (celui de donner un nom aux concepts qui
configurent sémantiquement le monde fictionnel). De même, ils sont stables
dans le monde fictionnel auquel ils appartiennent, me si son usage est
souvent limité à ce discours.
Néanmoins, contrairement aux « néonimes », ils ne sont pas
nécessairement univoques, car cette univocité dépend du concept désigné :
Les termes fictionnels ou irrealia dans la literature et leur relation avec les néologismes 131
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ainsi s’il s’agit d’un toponyme ou d’un anthroponyme fictionnel, il est
possible de le dénommer des différentes manières. Prenons, à titre
d’exemple, le personnage Gandalf de Tolkien, qui est aussi appelé Mithrandir
par dautres peuples dans le monde fictionnel. Toutefois, dans certains cas
comme la science-fiction par exemple, il est possible de trouver des termes
qui rejoignent les termes spécialisés ou qui sont monoréférentiels : c’est le
cas de telescreen dans 1984 de George Orwell.
D’un autre côté, en ce qui concerne les procédés de formation les plus
utilisés, nous ne pouvons pas à ce stade nous prononcer sur les plus
productifs sans accomplir d’abord l’analyse d’un corpus substantiel
d’œuvres de fiction pour pouvoir extraire des sultats concluants, mais
nous pourrions partir de l’hypothèse qu’ils peuvent avoir recours à tous les
procédés de formation disponibles dans une langue. Quant à sa diffusion,
elle dépendra dans le cas des irrealia du succès de l’œuvre fictionnelle et
donc de sa traduction vers d’autres langues.
En ce sens, nous pouvons constater que selon ce critère de classification,
les irrealia présentent des difficultés pour s’intégrer dans les deux catégories,
puisqu’ils ne correspondent pas aux unités de la langue générale ou de la
langue spécialisée. Les points en commun et les divergences des
néologismes et « néonimes » peuvent alors être synthétisés comme suit :
Néologismes
« Néonimes »
Irrealia
Spontanés (sans
motivation)
Planifiés (ils répondent
à un besoin
communicatif)
Planifiés (ils répondent
à un besoin
communicatif)
Caractère éphémère
Caractère stable
Caractère stable
Synonymie
Univoques et
monoréférentiels
Synonymie
Tendance à la
brièveté formelle
Tendance à la formation
syntagmatique
Pas de limitations
formelles
Composition
fréquente à partir de
Composition savante
fréquente
Tous les procédés de
composition sont
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la langue
populaire/ancienne
et dialectale
possibles
Pas de diffusion
internationale
Diffusion internationale
Selon le succès de
l’œuvre fictionnelle
Table 1. Points communs et divergences des irrealia par rapport aux néologismes et « néonimes
» selon le critère d’appartenance au système de la langue générale (adapté à partir de Cabré,
1993).
3.2. La fonction
Du point de vue de la fonction, et malgré les différences par rapport à la
dénomination donnée, des auteurs comme Guilbert (1975), Cabré (1993),
Guerrero Ramos (1995) ou Varo et al. (2009) établissent deux types : les
néologismes référentiels (nécessaires pour combler une lacune dénominative
et désigner des nouvelles réalités) et les néologismes expressifs (qui servent
à introduire des nouvelles formes d’expression dans la communication).
Autrement dit, nous pourrions faire une distinction entre les néologismes
créés pour répondre soit à un besoin pratique, soit ludique-esthétique.
Pourtant, ce paramètre de classification est aussi insuffisant pour
catégoriser les irrealia, puisqu’il s’agit de termes créés pour dénommer des
nouveaux concepts (même s’ils sont fictionnels), mais d’un autre côté leur
apparition est le résultat de la volonté créative de l’auteur, ce qui rend
difficile son inclusion dans une de ces catégories.
3.3. Le procédé linguistique de formation des mots
Concernant l’étude des néologismes selon le procédé de formation, la
classification plus répandue paraît être celle qui distingue entre la néologie
de forme ou formelle et la néologie de sens ou sémantique, défendue par des
auteurs comme Bastuji (1974), Guerrero Ramos et Varo et al. (2009), entre
autres. Cette classification est fondée sur la conception structuraliste du
signe linguistique comme lunion du signifiant et du signifié, ce qui donne
lieu à la néologie de forme (s’il y a une innovation sur le signifiant et le
signifié) et à la néologie sémantique (si l’innovation se produit sur le signifié
d’un signifiant déjà existant).
À notre avis, et compte tenu des paramètres analysés, ce critère s’avère le
plus utile pour analyser les irrealia du point de vue traductologique, car il
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nous permet d’étudier la récurrence des procédés utilisés dans les
différentes langues, ainsi que les techniques et les stratégies de traduction.
Par conséquent, dans la deuxième partie de cette étude nous analyserons les
procédés de formation de mots utilisés dans les deux traductions au français
de The Lord of the Rings, de sorte que nous puissions tirer des conclusions sur
les types de formation et les stratégies de traduction.
4. Les procédés de formation d’irrealia dans Le Seigneur des Anneaux
Pour pouvoir analyser les types de procédés de création néologique
présents dans Le Seigneur des Anneaux, nous avons adopté une taxonomie
fondée principalement sur la catégorisation des néologismes de Guerrero
Ramos (1995). Cette classification a pour objectif d’inclure le plus grand
nombre de procédés possible, de sorte que nous puissions terminer s’ils
sont utilisés dans l’œuvre analysée.
Ainsi, dans la catégorie de néologie de forme ou néologie formelle, nous
distinguerons quatre procédés principaux :
1. Création ex nihilo: cette catégorie inclut les unités lexicales créées sans
se servir d’une racine ou base lexicale antérieure, mais qui constituent
une combinaison de phonèmes et graphèmes inédite et originale.
2. Création par combinaison d’éléments lexicaux existants dans le
système linguistique : dans cette catégorie on distinguera les procédés
qui se servent de bases lexicales déjà existantes, en utilisant soit le
procédé de la dérivation soit celui de la composition.
3. Procédés d’abréviation : on inclut dans cette catégorie les unités
lexicales créées à partir de l’abréviation d’un ou plusieurs mots pour
constituer des nouveaux signifiants (sigles, acronymes, abréviatures).
4. Emprunts : ils peuvent être adaptés (s’ils sont intégrés dans le système
phonologique et graphique de la langue qui les emprunte) ou non
adaptés (s’ils sont intégrés avec la forme qu’ils possèdent déjà dans le
système linguistique d’origine).
Dans la catégorie de néologie sémantique, nous inclurons les unités
lexicales qui présentent seulement une innovation dans le sens (mais pas en
ce qui concerne la forme). Nous distinguerons deux types :
1. Création métaphorique : ce type de néologie correspond aux unités
lexicales qui adoptent une forme déjà existante mais qui acquièrent
une nouvelle signification.
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2. Changement de catégorie grammaticale : il s’agit des unités qui se
servent d’un signifiant déjà existant et changent leur signification en
passant d’une catégorie grammaticale à une autre.
Nous partons donc de l’hypothèse suivante : pour créer des irrealia on
peut se servir de tous les procédés susmentionnés. En revanche, nous
considérons que la récurrence et la productivité de ces procédés peuvent
varier selon chaque langue. De même, les procédés de formation d’irrealia et
les techniques de traduction peuvent varier selon le type de texte fictionnel
et même selon le genre littéraire auquel ils appartiennent. Néanmoins, dans
cette étude nous nous concentrerons sur l’analyse de l’œuvre de Tolkien The
Lord of the Rings, qui peut être incluse de manière générale (et sans
approfondir sur le vaste domaine de la théorie des genres littéraires) dans la
littérature du merveilleux ou littérature du fantasy.
Nous approcherons ici une comparaison des procédés de formation
utilisés dans les deux traductions en français à partir du texte original en
anglais. Dorénavant, nous ferons référence à la première traduction de
Francis Ledoux de 1972-1973 comme FR1 et à la deuxième traduction de
Daniel Lauzon (2014-2016) comme FR2, pour faciliter la comparaison et
l’analyse des résultats.
4.1. Analyse des résultats
Après avoir réalisé l’analyse des deux traductions de Le Seigneur des
Anneaux, nous pouvons souligner quelques observations par rapport à la
formation des irrealia. Concernant la néologie de forme, nous constatons que
dans cette œuvre elle est beaucoup plus fréquente que la néologie
sémantique, car l’œuvre contient un grand nombre de termes fictionnels qui
désignent des personnages, toponymes, objets, races, matériaux, plantes, etc.
Pour ce qui est de la création ex nihilo, elle est seulement utilisée dans le
texte source, car on peut inclure dans cette catégorie tous les mots invens
par l’auteur sans être basés sur d’autres mots préexistants. C’est le cas des
termes comme hobbit ou orc, mais aussi des noms provenant des langues
inventées, comme Galadriel, mithril ou athelas. Cependant, ces termes ont été
considérés comme des emprunts dans le texte cible, puisque le traducteur ne
les a pas créés ex nihilo, mais il les a intégrés avec la même forme dans la
traduction ou les a adaptés au système phonologique et graphique du
français.
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Par rapport à la combinaison d’éléments existants, nous pouvons citer en
premier lieu le procédé de dérivation, et plus précisément la préfixation et la
suffixation. Néanmoins, dans les deux traductions nous avons constaté que
le procédé de suffixation est plus productif en français qu’en anglais.
Pour illustrer la présence de préfixation, nous pouvons citer le nom du
personnage principal dans la deuxième traduction (Bessac), tandis que FR1
utilise la suffixation : Sacquet. Aussi, les deux traducteurs se servent de la
préfixation pour traduire Halfling comme semi-homme ou demi-homme.
En revanche, la suffixation est un procédé beaucoup plus fréquent, et
particulièrement dans la deuxième traduction en français, qui offre des
exemples comme Pommerel (où FR1 utilise le nom d’origine celte Aballon
pour imiter les origines archaïques de Appledore), des anthroponymes basés
sur des noms de fleurs comme Muguette ou des ethnonymes comme
Briennais ou Orientais. Nous pourrions citer également la traduction de FR2
dElfinesse partir de l’anglais Elvenhome), que FR1 transfère comme une
unité lexicale complexe (monde elfique) et Occidentalien comme traduction de
la langue fictionnelle Westron (adaptée phonétiquement dans FR1 comme
ouestrain). Toutefois, la première traduction de Ledoux se sert aussi de la
suffixation dans des cas comme Sacquet, Hobbitebourg (au lieu du mot
composée Hobbiteville de Lauzon) et Frontaliers (que FR2 substitue par le
composé garde-frontières).
Quant au procédé de composition, il s’avère très productif en langue
française et son usage est très répandu dans les deux traductions.
Contrairement à l’anglais, qui utilise plus fréquemment des unités lexicales
simples, le français se sert plus souvent des unités lexicales complexes
(syntagmes prépositionnels, nominaux o des éléments unis par un trait
d’union). Nous pouvons néanmoins trouver quelques exemples d’unités
lexicales simples dans des surnoms comme Piedardent dans FR1 (où FR2
utilise une unité complexe : Pied-de-feu) ou Mainverte dans les deux versions,
ainsi que Lacville dans FR1 (Le-Bourg-du-Lac dans FR2), ou les exemples de
Mainmarteau et Barbebois dans la deuxième traduction.
Par rapport aux unités lexicales complexes, nous pourrions citer des
exemples communs aux deux traductions comme Baie d’Or, Cul-de-Sac ou
Grand Fleuve, ainsi que des cas plus concrets dans la traduction de Ledoux
comme Monts Cendrés, Monde elfique ou Forêt Noire (traduit de manière plus
libre dans FR2 comme Forêt de Grand’Peur). D’un autre côté, ringwraith est
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rendue dans la traduction de Lauzon comme Spectres de l’Anneau, alors que
la première traduction se sert d’une option plus explicative : Esprits servants
de l’Anneau.
Les procédés d’abréviation sont moins fréquents, mais nous avons
observé quelques exemples d’acronymie dans les traductions en français,
comme Gripoil dans la première traduction (créé à partir de gris et poil), ou
Sylvebarbe (à partir de sylvestre et barbe). Dans la deuxième traduction, nous
pouvons trouver des exemples comme Entiges (ent + tige) ou Piévelus (pieds +
vélus).
Pour ce qui est des emprunts, il s’agit aussi d’un procéfréquemment
utilisé dans les deux traductions. Les emprunts peuvent se présenter adaptés
au système phonologique et graphique du français mais aussi non adaptés,
particulièrement dans les cas des créations ex nihilo de langues inventées
comme l’elfique, qui sont étrangères aussi bien dans le système de la langue
source comme dans la langue cible. C’est le cas des exemples susmentionnés
comme Elrond, Galadriel ou mithril.
Aussi, la première traduction préserve un grand nombre
d’anthroponymes qui font référence aux plantes et fleurs dans le texte
source, alors qu’ils sont adaptés dans la deuxième traduction. C’est le cas de
Daisy (Marguerite dans FR2), Lily (Muguette), Pansy (Violette) ou Rowan
(Prune). De même, des noms comme Bolger ou Asphodel restent avec la même
forme dans la première traduction, mais ils sont adaptés graphiquement
dans FR2 comme Bolgeurre ou Asphodèle. La première traduction utilise aussi
l’adaptation graphique et phonétique dans des exemples comme le nom du
personnage principal (Frodon) et d’autres termes comme ouargue (de l’anglais
warg) et ouestrain (de Westron). Enfin, il y a aussi dautres noms qui sont
adaptés dans les deux traductions, mais de différentes manières : Bophin et
Boffin, Gamegie et Gamgie ou Touque et Touc, entre autres. De manière
générale nous constatons un plus grand nombre d’emprunts non adaptés
dans la première traduction, alors que les emprunts adaptés sont fréquents
dans les deux cas.
Quant aux néologismes sémantiques, bien qu’ils soient moins fréquents,
nous pouvons trouver des exemples de créations métaphoriques qui
correspondent à son tour à des créations métaphoriques dans le texte
original, comme l’usage des noms de plants et de fleurs pour nommer des
personnes dans la deuxième traduction, ainsi que pour des noms darmes
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comme Dard. D’un autre côté, pour illustrer quelques exemples de
changement de catégorie grammaticale, nous pouvons citer les cas
dOrientaux pour faire référence à un peuple, et l’adjectif Mordeuse pour
dénommer une épée.
5. Conclusions et lignes futures de recherche
Après lanalyse des résultats, et compte tenu de toutes les considérations
théoriques mentionnées ci-dessus, nous pouvons tirer quelques conclusions
de caractère théorique et pratique.
En ce qui concerne l’identification des irrealia comme des néologismes, les
classifications existantes démontrent, de notre point de vue, le constat qu’il
n’est pas possible d’intégrer les irrealia dans les taxonomies actuelles des
néologismes. Cela implique par conséquent la nécessité de modifier les
classifications et de considérer le discours fictionnel au même niveau que le
discours de la langue générale ou le discours spécialisé ; ou bien conclure
qu’il ne s’agit pas de néologismes, mais à notre avis il est difficile d’affirmer
cela catégoriquement, car il s’agit de nouvelles créations lexicales.
De notre point de vue, la solution pourrait passer par la redéfinition du
concept de ologisme en tenant compte de l’existence d’unités lexicales
créées pour des discours fictionnels, de sorte qu’au lieu de les considérer
comme des unités lexicales différentes des néologismes, nous pourrions
ajouter une troisième catégorie au même niveau que les néologismes de la
langue courante et les « néonimes » de la langue spécialisée qui engloberait
les unités du discours fictionnel : les irrealia.
En ce qui concerne la traduction, nous avons remarqué qu’il est possible
de se servir des mes procédés linguistiques de formation qu’on utilise
pour créer des néologismes pour traduire les irrealia, en tenant compte de la
productivité de chaque procédé dans une langue donnée. Ainsi, la
composition par unités lexicales complexes ou l’emprunt sont très utilisés
dans les deux traductions en français. Néanmoins, il serait intéressant
d’approfondir sur la question de comment les procédés utilisés peuvent
influer sur la stratégie globale de traduction, puisque nous pourrions
défendre l’idée qu’une traduction qui se sert plus souvent des emprunts se
rapproche plus de la culture étrangère (foreignization, si l’on prend la
terminologie de Venuti), tandis qu’une traduction qui utilise des procédés
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Estudios Franco-Alemanes 10 (2018), 125-139
comme la dérivation ou la composition se rapproche plus de la culture de la
langue de la traduction (domestication).
Ainsi, par exemple, la première traduction de Ledoux se sert plus des
emprunts (adaptés et non adaptés au système phonologique et graphique
français), alors que la traduction de Lauzon préfère traduire et adapter en
utilisant des créations métaphoriques, dérivations, compositions, etc., ce qui
donne lieu à une traduction plus « naturalisante ».
Enfin, nous sommes conscients que la présente étude pourrait être
enrichie avec des travaux futurs qui continuent cette ligne de recherche et se
concentrent sur la réalisation d’études contrastifs avec d’autres langues.
D’un autre té, l’emploi de méthodes d’analyse de caractère quantitatif et
statistique sur les procédés de formation utilisés et leur relation avec les
techniques de traduction utilisées pourrait être utile pour établir des
conclusions sur la relation entre l’équivalence en traduction et le procédé
linguistique de formation utilisé.
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