e-ISSN: 2695-8465
ISSN: 2255-3703
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Skopos 11 (2020), 163-182
Isabelle de Charrière et le conte de la princesse Aiglonette
Aurora M.ª García Martínez
Universidad de Castilla-La Mancha
aurora.garcia@uclm.es
Fecha de recepción: 19.10.2020
Fecha de aceptación: 23.11.2020
Résumé : Isabelle de Charrière écrivit le conte Aiglonette et Insinuante pour la Reine
Marie-Antoinette retenue aux Tuileries. Ainsi, grâce à des fées, elle put la conseiller
pour affronter cette situation dignement. Dans le but de classifier ce récit en tant que
conte de fées ou conte philosophique, cet article analyse les différences entre eux,
leur définitions et structures, parmi d’autres caractéristiques, sous les préceptes de
théoriciens comme Vladimir Propp.
Mots-clés : Isabelle de Charrière, Aiglonette, cuento, hadas, filosófico.
Isabelle de Charrière and the Tale of Princess Aiglonette
Abstract: Isabelle de Charrière wrote the tale Aiglonette et Insinuante, for Queen
Marie-Antoinette, held in the Tuileries. Thus, through fairies, she was able to advise
her to deal with this situation with dignity. In order to classify this story as a fairy tale
or a philosophical one, this article analyzes the differences between them, their
definitions and structures, as well as other characteristics, under the precepts of
theorists such as Vladimir Propp.
Key words: Isabelle de Charrière, Aiglonette, tale, fairy, philosophical.
Sumario: 1. La définition du conte. 2. Les différents types de conte. 3. Le conte et ses
théories. 4. Le contexte du conte Aiglonette et Insinuante (1791). 5. Aiglonette et Insinuante
(1791). 6. L’analyse d’Aiglonette et Insinuante. 7. Conclusion.
1. Introduction
Avant de publier le conte Aiglonette et Insinuante
1
en 1791, Isabelle
de Charrière
2
avait écrit le conte Bien- (1788). Aiglonette était une
1
Oorschot 1980, t. 8 : 255-260.
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princesse, Bien-Né, un prince. Nous pouvons y trouver des similitudes et
nous les indiquerons sommairement, mais cet article se centrera sur le
conte Aiglonette, dans le but de classifier ce texte, de vérifier si ce cit
correspond à un conte de fées merveilleux ou plutôt à un conte
philosophique voire politique, ou bien encore, fantastique. Aussi, nous
analyserons quels sont les messages qui s’y trouvent, leur importance et à
qui ils étaient adressés.
Suivant les préceptes de théoriciens des contes féeriques tel que
Vladimir Propp, et de Jean-Louis Tritter ou Henri Coulet pour les
philosophiques, nous pourrons confirmer l’habile d’Isabelle de Charrière
pour s’adonner à ce style si différent de ses romans épistolaires et,
également, avec autant de succès.
Tout d’abord, rappelons ce qu’est, en tant que genre, un conte.
2. La définition du conte
Le conte, genre littéraire-narratif, est généralement considéré comme
étant un court récit d’aventures imaginaires, invraisemblables, qui sert à
instruire voire à amuser ou divertir, et qui est habituellement destiné aux
enfants.
Pour Marc Soriano, les contes sont avant tout des œuvres d’art :
Parce que ce sont des œuvres d’art, les Contes, pour la plupart, sont
construits sur des thèmes qui sont fondamentaux pour l’homme. Ils
évoquent, sous une forme indirecte ou imagée, les problèmes qui sont
les plus importants pour l’humanité : le rapport entre l’homme et la
nature, la relation entre l’homme et la femme, la solidarité entre les
hommes, etc. (1968 : 470-471)
De son côté, Nicole Gueunier cite l’Encyclopédie. En opposant le
conte à la fable, elle en indique trois caractéristiques : le conte est une
histoire fausse qui n’a rien d’impossible ; une fable sans but moral qui n’a ni
unité de temps ni unité de lieu, ni unité d’action ; un court roman fictif.
Mais le conte n’est pas simplement un « court roman » comme le
signale Gueunier, en citant Diderot. Il passe de la tradition orale à l’écrit
2
En 1740, Isabella Agneta Elizabeth van Tuyll van Serooskerken naît au château de Zuylen,
près d’Utrecht (Hollande), appelée aussi Belle de Zuylen. Madame de Charrière (par son
mariage) vivra à Colombier (Suisse) jusqu’à sa mort, en 1805.
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dans un processus de consolidation de son genre et, lui aussi, se décline en
plusieurs catégories comme nous allons le constater ci-après.
3. Les différents types de conte
Le formaliste russe Vladimir Propp (1965, 1970) nous propose sept
divisions pour classifier les contes : les contes-fables mythologiques, les
contes merveilleux purs, les contes et fables biologiques, les fables pures
sur les animaux, les contes « sur l’origine », les contes et fables
humoristiques, et les fables morales.
En ce qui concerne les contes de fées ou merveilleux, Propp en
donne la définition suivante :
Le conte merveilleux est un récit construit selon la succession
régulière de fonctions […] dans leurs différentes formes, avec absence
de certaines d’entre elles dans tel récit, et répétitions de certaines
dans tel autre. Cette définition fait perdre son sens au mot merveilleux,
et il est facile en effet d’imaginer un conte merveilleux, féerique ou
fantastique, construit d’une manière tout à fait différente. (1965, 1970 :
122)
Par ailleurs, dans une perspective psycho-psychanalytique, Bruno
Bettelheim affirme que ce type de conte contribue à permettre d’affronter les
dures épreuves de la vie, car il aide à acquérir le réconfort :
Il est certain que, dans la réalité, on ne réussit pas toujours à connaître
la délivrance et le réconfort ; mais cela n’encourage guère l’enfant à
affronter la vie avec la fermeté qui lui permettrait d’accepter l’idée
qu’en passant par de dures épreuves, il peut finir par vivre sur un plan
supérieur. Le réconfort est le plus grand service que le conte de fées
puisse rendre à l’enfant : la certitude que, malgré toutes ses
tribulations […], non seulement il réussira, mais qu’il sera débarrassé
des puissances malveillantes et qu’elles ne reviendront plus jamais
menacer la paix de son esprit (1976 : 224).
Et d’ajouter que, comme des graines sur un terrain productif, le conte
de fées aura des conséquences immédiates dans le conscient, mais
également dans l’inconscient et toujours au bénéfice de l’enfant, ce que
nous pouvons aussi appliquer à l’adulte qu’il deviendra :
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Raconter un conte de fées, exprimer toutes les images qu’il contient,
c’est un peu semer des graines dont quelques-unes germeront dans
l’esprit de l’enfant. Certaines commenceront tout de suite à faire leur
travail dans le conscient ; d’autres stimuleront des processus dans
l’inconscient. […] Mais les graines qui sont tombées sur le bon terrain
produiront de belles fleurs et des arbres vigoureux ; c’est-à-dire
qu’elles donneront de la force à des sentiments importants, ouvriront
des perspectives nouvelles, nourriront des espoirs, réduiront de
angoisses, et, ce faisant, enrichiront la vie de l’enfant, sur le moment et
pour toujours (ibid. : 234).
Jean-Louis Tritter, dans Le conte philosophique (2008), distingue trois
des types cités précédemment, à savoir : le conte féerique ou merveilleux, le
conte fantastique et le conte philosophique. Notamment, il désigne le XVIIIe
siècle comme étant l’éclosion du conte merveilleux avec à l’origine Antoine
Galland et sa traduction de l’arabe de Les Mille et une nuits, à partir de
1704. Citant Propp, Tritter montre que ce type de conte incorpore des
« critères rigides » comme une phrase initiale caractéristique (Il était une
fois), une progression dans la narration débouchant sur un heureux
dénouement, ainsi qu’une « fantaisie de l’imagerie populaire » dans laquelle
« les souillons deviennent des princesses, les citrouilles des carrosses, les
princes sont tous charmants ».
En ce qui concerne le conte fantastique, Tritter le qualifie d’« objet
littéraire ». Il est proche du réel mais n’a pas de sens ni d’explication
rationnelle. Le lecteur doit se laisser emporter, se questionner et s’inquiéter
des réponses. En effet, proche du conte de fées, le conte fantastique est un
récit qui commence comme un roman mais au cours duquel des éléments
irréels, surnaturels entrent en scène. Il est alors difficile, tant pour le lecteur
comme pour le héros lui-même, de différencier la réalité du fantastique, de
l’imaginaire.
Au sujet du conte philosophique, Tritter souligne la différence avec le
féerique : « le refus de l’adhésion au récit » et avec le fantastique :
« l’évidence des réponses raisonnées de la fin », en concluant que le conte
philosophique intéresse mais n’émeut pas.
Le conte philosophique incorpore des situations presque réelles, des
personnages familiers. Il est souvent la représentation des idées, la plupart
nouvelles, de l’auteur et de sa voix contre l’ordre établi, contre la société du
moment. Pour cela, il se sert de l’imaginaire, avec un personnage principal
qui lutte contre ses ennemis ou doit les affronter, combat dont la fin ou la
conclusion reste indéniablement évidente mais n’est pas incluse. Il contient
un message, mais celui-ci est masqué. Donc, le lecteur doit s’efforcer de le
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découvrir et de ne pas se laisser bercer par l’histoire comme dans d’autres
types de contes. Il porte à la réflexion.
Il faut indiquer qu’à ses débuts, le conte philosophique n’était pas
toujours signé, bien que le public pût reconnaître parfaitement le style et
l’auteur. Cela évitait son emprisonnement, mais difficilement que son récit
ne soit brûlé publiquement en forme d’avertissement. Comme le souligne
Tritter :
le conte philosophique ne peut exister que dans un environnement
négatif, qu’il ne peut poser son existence que dans la lutte contre une
oppression intellectuelle, politique ou religieuse, […] traduit une
situation inquiétante (2008 : 29).
Et il mentionne trois conditions impératives du conte philosophique au
sujet de l’écrivain, des circonstances et des lecteurs :
Un écrivain-juge-de-son-temps à la plume légère et posée tout à la
fois, une situation de l’homme plus désespérée que jamais et des
lecteurs capables de s’arracher à la vase des idées reçues. La
distance est la loi constante du conte philosophique (ibid. : 152).
Les spécialistes du conte philosophique ont comme référence le récit
Candide, et Voltaire comme étant le père de ce genre de récit. Il y trouvera
l’arme critique avec laquelle proclamer « la pensée expérimentale (morale,
sociale et politique) » et de ce fait, comme le souligne Tritter, Voltaire
deviendra un : « créateur de procédés qui vont marquer définitivement le
conte philosophique » (ibid. : 151).
Dans ce sens, Alain Parreau mentionne, dans son article « Le conte
philosophique » (2012), que le conte, au début, était considéré comme étant
« un récit inoffensif et sans prétention », mais que « seul le conte
philosophique réunit le plaisir de la fiction et le sérieux de la pensée ».
En effet, il décrit les raisons qu’avait Voltaire de s’en servir et
d’exposer une pensée nouvelle avec la liberté de l’imagination et en
s’affranchissant des contraintes littéraires :
La très grande liberté de construction autorisée par le genre du conte,
l’absence de contrainte du vraisemblable, la multiplication des
registres, des situations et des personnages sont autant de moyens
qui font de la fiction le laboratoire une nouvelle pensée s’invente,
contre la rhétorique morte des systèmes. […] Le conte philosophique
sera pour Voltaire l’instrument d’une passion critique qui vise à défaire,
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par la puissance véridique d’une fable, celle de l’expérience de la
Résistance et le poids du parti communiste. […] l’imagination littéraire
peut se retourner contre l’idéologie et en défaire les représentations.
(2012 : 25-27)
De son côté, Henri Coulet donne de clairs indices pour repérer un
conte philosophique : l’intention, la pensée et la complicité avec le lecteur :
Le philosophe se sert de la fiction comme d’une grille à travers laquelle
l’esprit du lecteur doit saisir une intention et une pensée. Dans la
mesure elle renvoie à cette pensée, la fiction est un prétexte, et le
lecteur doit la sentir comme telle : le récit philosophique n’est lisible
que s’il existe une complicité entre l’auteur et le lecteur (1970 : 439).
Il explique que le but du récit philosophique, qu’il généralise en le
nommant roman, est de ne pas éveiller les soupçons de la censure et de
servir de guide à des lecteurs déjà convaincus :
Que ces techniques visent à tromper la censure, à persuader par voie
détournée, sans doute ; mais il serait naïf de croire que ce fût leur
but principal. Le roman philosophique ne touche que ceux qui sont
déjà gagnés. Il procure au lecteur le plaisir de voir sa propre pensée
élucidée, exprimée dans une forme brillante qui ridiculise la pensée
adverse. Sans cette complicité, le récit tombe à plat (ibid.).
Coulet classifie le conte ou roman philosophique, non comme une
allégorie mais plutôt comme étant proche de l’illusion voire de l’allusion :
Le roman philosophique n’est pourtant pas une allégorie : pour être
philosophique, il n’en est pas moins romanesque, et son lecteur
connaît l’illusion produite par le cratère cohérent, plausible, d’un
monde imaginaire différente du monde réel et commandé par le
monde réel. Comme tout roman, il se définit par la simultanéité et
l’identi des contraires, invention et observation, irréalité et réalisme,
dans la tension qui est propre au genre. Mais de plus il lui faut cumuler
l’effet de l’illusion ainsi obtenue et l’effet de l’allusion. A la limite,
l’illusion et l’allusion s’excluent réciproquement. L’illusion rend l’allusion
problématique, la pensée n’est plus proposée comme thèse, mais
comme hypothèse, le lecteur n’est pas invité à s’engager, amis à
s’interroger (ibid. : 440).
Et il le qualifie d’instrument d’expression des Lumières, tout en en
soulignant certaines limites destinées à ne pas perdre son public :
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Le roman philosophique, qui est essentiellement l’un des moyens
d’expression de la philosophie des lumières et qui exigent l’union
subtile de la réflexion, de l’esprit, de l’imagination et de l’observation…
(ibid. : 441). […] la dénonciation des hypocrisies et des préjugés n’y va
pas jusqu’au cynisme, l’auteur refuse de perdre le contact avec un
groupe social ou culturel qui représente à ses yeux la raison
universelle (ibid. : 446).
À travers les définitions et explications recueillies dans cette partie,
nous avons pu établir les traits évidents des différentes sortes de conte, en
soulignant celles du conte féerique et philosophique, plus proches du genre
du texte d’Isabelle de Charrière.
Nous en viendrons à présent à exposer les théories de Vladimir Propp
pour ce qui concerne le conte féerique et de Jean-Louis Tritter pour le
philosophique, avec l’aide d’André Petitjean, dans le but de cataloguer le
récit d’Isabelle de Charrière.
4. Le conte et ses théories
Vladimir Propp, dans Morphologie du conte (1965, 1970) dégage
quatre thèses : 1) les éléments constants, permanents, du conte sont les
fonctions (actions) des personnages, quels que soient ces personnages et
quelle que soit la manière dont ces fonctions sont remplies. Les fonctions
sont les parties constitutives fondamentales du conte ; 2) le nombre des
fonctions que comprend le conte merveilleux est limité ; 3) la succession des
fonctions est toujours la même ; 4) tous les contes merveilleux appartiennent
au même type en ce qui concerne leur structure.
Ainsi, pour Propp, c’est à travers les fonctions des personnages qu’il
convient d’étudier et de comparer les contes. En effet, à travers un corpus
de cent contes, il constate que les noms des personnages changent mais
que les actions sont les mêmes. Il en énumère 31 qui peuvent se combiner
entre elles : l’éloignement, l’interdiction/transgression, la transgression, la
tromperie/réaction du héros, l’interrogation/information, l’information, la
complicité, le méfait, le manque, la médiation ou le moment de transition, le
début de l’action contraire, le départ, la première fonction du donateur, la
réaction du héros, la réception de l’objet magique, le déplacement dans
l’espace entre deux royaumes ou le voyage avec un guide, le
combat/victoire, la marque/reconnaissance, la victoire, la réparation, le
retour, la poursuite, le secours, l’arrivée incognito, les prétentions
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mensongères, la tâche difficile, la tâche accomplie, la reconnaissance, la
découverte, la transfiguration, la punition, le mariage.
Par ailleurs, chaque type de personnage apparaît d’une manière
spécifique dans le conte, comme par exemple « l’auxiliaire magique » en
tant que don ou « la princesse » qui entre en scène dans la situation initiale,
généralement, lors de sa naissance, par exemple, et il est indiqué ses
attributs. Dans certaines occasions, le donateur est aussi introduit au début.
De plus, Propp spécifie que les personnages initiaux peuvent réapparaître
plus tard. Dans ces cas-là, il est probable qu’un rappel de leur rôle soit
nécessaire pour pouvoir suivre le déroulement de l’histoire.
En ce qui concerne les personnages, ils peuvent être analysés à
travers leurs nomenclatures, leurs apparences et leurs qualités.
Propp centre son analyse sur les divisions en séquences du conte
(méfait/manque fonctions intermédiaires mariage ou dénouement-
récompense, réparation du méfait, secours, etc.) Tout méfait ou manque
crée une séquence et le conte peut en contenir plusieurs. En général, une
séquence succède à une autre terminée. Propp spécifie que toutes
séquences ne donnent pas toujours lieu à plusieurs contes mais que, selon
certaines conditions, plusieurs séquences terminées font partie d’un même
et unique conte.
Pour déterminer la structure du conte, il propose un exemple
d’analyse composé de cinq catégories d’éléments nommées : les parties
constitutives, en guise de résumé : 1) les fonctions des personnages ; 2) les
éléments de liaison ; 3) les motivations ; 4) les formes d’entrée en scène des
personnages ; 5) les éléments ou accessoires attributifs.
De plus, il définit une structure du conte merveilleux avec comme
possibles éléments : une situation initiale dans laquelle est définie la spatio-
temporalité, avec la composition, nomenclature et catégorie des
personnages principaux et du héros avec ses qualités. Puis, une partie
préparatoire avec des donateurs et l’objet magique, entres autres. En ce qui
concerne les donateurs, on y décrit leur nomenclature, apparence et leur
inclusion dans le conte. On y souligne les dialogues maintenus avec le
héros. Toujours dans cette partie préparatoire ou nœud de l’intrigue, le don
y est décrit et sa relation avec la tâche à accomplir et la motivation de celle-
ci. Pour terminer avec cette proposition de structure, la chute inclurait un
secours, par exemple.
Suite à cela, il est nécessaire de se tourner vers le rôle du conteur.
Selon Propp, le conteur n’est pas libre de créer dans certains domaines,
comme l’ordre des fonctions, de changer les éléments dont les espèces sont
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unies par une dépendance, de choisir certains personnages selon leurs
attributs pour une fonction déterminée. Et la dépendance de la situation
initiale avec les actions citées ici auparavant est une condition sine qua non.
Cependant, le conteur est libre d’inclure ou non des fonctions, de choisir
comment elles s’exécutent, de la nomenclature et des attributs des
personnages, ainsi que des moyens qu’offre la langue, c’est-à-dire « le style
du conte » car un conte se doit d’être bien narré, comme le définit Richelet
dans son Dictionnaire françois : « …plaisamment imaginé et ingénieusement
raconté… » (1680 : 173).
Une fois établie la procédure d’analyse du conte de fées ou
merveilleux de Vladimir Propp, venons-en à l’analyse de celle du conte
philosophique proposée par Jean-Louis Tritter et André Petitjean.
Comme modèle d’analyse d’un récit court, Tritter cite celui du
sociolinguiste américain William Labov (1927) qui serait applicable au conte
philosophique, contenant des étapes obligées de la « grammaire de texte » :
Une situation initiale, (ou orientation), une complication (ou
perturbation), une ou plusieurs actions (ou péripéties), une résolution,
une situation finale et une morale. (2008 : 146)
En effet, pour Tritter, ces étapes sont toutes importantes dans un
conte ou une fable, sauf la « situation finale ou morale » qui ne l’est pas
dans un conte philosophique où il est nécessaire de la déduire. Et il souligne
aussi, que, dans le conte philosophique, le conteur nest pas le personnage
principal.
De plus, dans son article « Approches du conte philosophique à partir
de l’exemple de Candide » (1988), André Petitjean mentionne ses
caractéristiques générales, en trois étapes : le régime énonciatif
complicité entre lauteur et le lecteur »), le « nous » et le « vous » et un
narrateur anonyme ; le statut du référent (« ces romanciers rapprochent le
plus possible leur fiction de la réalité ») ; la construction narrative œuvre
narrative en prose véhiculant une thèse »).
Il souligne que les personnages ne sont jamais décrits en détail mais
avec « des traits de comportements généraux ou [qui] renvoient à des
statuts socio-professionnels ». Il mentionne l’intratextualité du texte avec
« les phénomènes microstructurels de corrélations par pétitions d’unités
d’ordre phonétique, lexématique ou syntaxique ».
Comme il l’indique, le lecteur doit « prendre en compte l’actualité du
moment », « désautomatiser ses représentations afin de voir derrière le réel
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les discours qui le parlent ». De ce fait, le conte, dit-il, virevolte sur la
« vraisemblabilisation de la fiction par la multiplication de connotateurs de
réel et d’opérateurs d’allusion » et sur la « dénaturalisation du référentiel par
une représentation distanciée ».
Finalement, Petitjean souligne que le dialogue prend une place
importante dans le conte philosophique.
Jusqu’ici, nous avons pris connaissance du conte comme tel, de ses
différents types et des caractéristiques spécifiques tant du conte de fées que
du conte philosophique.
C’est sur cette base que nous analyserons le conte d’Isabelle de
Charrière auquel nous appliquerons les signes identitaires du féerique et du
philosophique dans le but de tenter de le cataloguer.
5. Le contexte du conte Aiglonette et Insinuante (1791)
De par ses origines, Madame de Charrière connaissait bien la
situation de la Hollande et n’hésitait pas à rendre publiques ses remarques
au sujet de la liber et de l’égalité que réclamaient les patriotes et les
partisans du stathouder. Elle vivait en Suisse et ses pamphlets
3
dénonçaient
les décisions politiques prises par les gouvernements dont elle était
informée. Mais le conte, un genre nouveau pour elle, puisqu’il est destiné
généralement aux enfants, lui permettait de personnifier un dirigeant et de
lui donner directement des instructions, des conseils reflétant son point de
vue sur les affaires d’État tout en utilisant, comme paravent, le jeune public.
Comme le résume Cécile P. Courtney, Isabelle de Charrière est une
« partisane de la monarchie […] très sévère pour le parlement de Paris et
[qui] reproche aux parlementaires le ton ‘républicain’ de leurs
remontrances » (Oorschot 1981, t. 10 : 60).
Ainsi, elle écrit le conte Bien-Né (cité dans l’introduction) dans lequel
un prince reçoit la Sagesse, après l’avoir invoquée, celle-ci lui donnant alors
des conseils.
Les traits si détaillés contenus dans le conte facilitaient l’identification
du prince : c’était Louis XVI. Tout ceci déplut au souverain, car non
3
Lettre d’un évêque français à la nation (1789), au sujet de la réforme du code criminel et de
l’abolition de la peine de mort, Lettres trouvées dans la neige (1793) ou alors, des fragments
plus contestataires sur la liberté de presse, sur l’éducation et les fragments politiques Lettre
d’un anglais à un député de l’Assemblée Nationale de France, suite de la Lettre d’un anglais à
un député de l’Assemblée Nationale de France (Oorschot 1981, t. 10 : 315-320).
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seulement on le reconnaissait, mais de plus, il y recevait des conseils. Ainsi,
dans Correspondance secrète, à la date du 16 août 1788, nous pouvons lire
en quoi il changea sa vie aussitôt après l’avoir lu :
Le Roi, ayant lu la brochure intitulée Bien , l’on se permet des
recherches sur sa vie privée et de lui donner des leçons, s’est imposé,
dit-on, la loi de ne plus boire que de l’eau. (Lescure 1866, t. 2 : 279)
Ce qui ne l’empêcha pas de faire incarcérer le libraire qui prétendait
distribuer le conte.
À la suite de cela, et toujours dans le sens de son indépendance
d’esprit, Mme de Charrière écrivit Aiglonette et Insinuante adressé, cette
fois-ci, à Marie-Antoinette. Il sera d’abord publié à Neuchâtel, le 10 juin
1791, puis réimprimé à Paris, la même année.
Dans l’avant-propos de l’une de ces éditions, figure une annotation
faisant référence à l’épisode du libraire incarcéré et à ses conséquences :
Un écrivain obscur, mais dont la plume était exempte de malice
comme d’adulation, traça ce qui aurait arriver au roi BIEN-NÉ. Le
pauvre prince ne l’aura point lu. Ses ministres lui dérobèrent sans
doute son histoire ; car ils en furent si mécontents, qu’ils mirent en
prison le libraire qui la débitait : heureusement une femme
compatissante fit abréger le temps de cette dure pénitence ; et quant à
l’auteur, il n’a été connu ni du ministre, ni du public. Voyons s’il saura
tracer quelques lignes qui ne causent de chagrin à personne, et qui
puissent plaire à celle à qui elles seront particulièrement destinées
(Oorschot 1980, t. 8 : 254).
Il est évident que les écrits d’Isabelle de Charrière ne laissaient
personne indifférent. Donc, pour mieux en percevoir les répercussions, il est
nécessaire d’approfondir l’étude de ce conte et analyser son contexte.
6. Aiglonette et Insinuante (1791)
Le conte Aiglonette et Insinuante raconte l’histoire d’une princesse du
nom d’Aiglonette qui, à sa naissance, reçut de la part de quatre fées, quatre
dons : les dons de la beauté, de la grâce, de l’esprit et du courage. Une
autre, plus petite, eut l’intention de lui faire don de la souplesse, mais l’une
des autres fées le lui interdit.
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Aiglonette recevait toutes les flatteries des courtisans qui en tiraient
des bénéfices, malgré la mauvaise réputation qu’elle se créait parmi le
peuple. Les dons qu’elle avait reçus à sa naissance ne compensaient pas
son malheur quand elle prit conscience des conséquences de son
comportement.
Un jour, la princesse souhaita avoir de la souplesse pour affronter les
vicissitudes de son agir dissipé et la petite fée apparut. Mais, la princesse
hésita à accepter le don de la souplesse car son statut ne lui permettait pas
de se plier à sa destinée mais plutôt d’y résister. La fée la convainquit et
Aiglonette commença à percevoir dans son entourage des leçons de
courage, de dépassement face aux adversités qui modifièrent ses actes
mais sans pardonner aux courtisans de n’avoir pas été pour elle de vrais
amis.
Nous soulignons le passage dans lequel Isabelle de Charrière recourt
à la fable de La Fontaine Le chêne et le roseau (1668), car il est possible
que son inspiration pour les contes se soit formée avec ce célèbre fabuliste :
« Le roseau consent à plier… Le chêne rompt » (ibid. : 257). Ce n’était pas
la première fois qu’elle citait cette fable. Elle l’avait insérée quelques années
auparavant dans Le Noble (1763) et dans Lettres de Mistress Henley
(1784).
Aiglonette fut inclus dans un recueil et réimprimé à Paris, comme
nous l’avons indiqué précédemment. De ce fait, nous pouvons lire dans les
Œuvres complètes :
Réimprimé à Paris la même année, dans un recueil qui portait le titre
‘Lettre à M. Necker sur son administration, écrite par lui-même ; suivie
d’Aiglonette et Insinuante, conte, par l’auteur de Bien- ; des Trois
Regnes [sic], conte, par M.*** ; et d’un décret sur la constitution civil du
clergé’ (ibid. : 251).
Nous trouvons la première mention du récit dans la correspondance
d’Isabelle de Charrière, dans une lettre adressée à Caroline de Sandoz-
Rollin
4
, en date du 25 mai 1791 :
4
Caroline-Françoise de Chambrier (1768-1859), fille unique, épousa en 1791 Alphonse de
Sandoz-Rollin (1769-1862), secrétaire du Conseil d’État, puis conseiller d’État. Elle rencontra
Isabelle de Charrière en 1790 et furent amies pour la vie, comme nous l’indique van Oorschot,
dans Œuvres complètes.
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Aiglonette est imprimée et Fauche la vend déjà depuis huit jours ; mais
vous ne savez peut-être ce que c’est qu’Aiglonette. Je n’avais pas
encore donné de nom à la Princesse quand je vous lus la moitié de
son histoire. M. du Peyrou en est couroucé. La fée Insinuante n’est
point assez aristocrate
5
(Oorschot 1981, t. 3 : 297).
Par conséquent, nous pouvons en déduire que le conte fut imprimé le
17 mai 1791.
Dix jours plus tard, elle l’envoya à Jean-Pierre de Chambrier
d’Oleyres (1753-1822)
6
, en précisant la réception qu’avait eu cette histoire
dans son entourage :
Voici une petite brochure toute nouvelle. M. Du Peyrou plus aristocrate
qu’un vrai aristocrate, s’en est presque fâché. Mme de Tremauville
s’en est amusée. Quand on trouverait les principes détestables, il y
aurait encore de quoi s’amuser de quelques petites choses assez
drôles sur les princes et sur les courtisans (ibid. : 299).
M. Chaillet
7
en opina favorablement comme elle l’indique dans une
autre lettre : « M. Chaillet trouve Aiglonette fort à son gré, style et morale
mais il l’a dit à d’autres ; à moi, il m’a dit qu’il y avait de jolies choses mais
que cela ne valait pas Bien Né » (ibid. : 303) et Philippe Godet le qualifia
d’« un gracieux petit conte » l’intitulant : Aiglonette et Insinuante, ou la
Souplesse.
Plus tard, dans la lettre du 10 juin 1791, elle indiqua à Chambrier
d’Oleyres l’envoi dAiglonette à la Reine Marie-Antoinette qui, à ce moment-
là, était confinée aux Tuileries avec toute la famille royale
8
:
J’ai mis à Aiglonette non une enveloppe mais deux bandes de papier
en croix, comme on met à certains journaux, et sur une des bandes à
la Reine des Français. Cet envoi fait par la poste, en présence de
quelques Aristocrates modérés nous a divertis ; nous ne savions pas
5
La graphie des citations a été corrigée, pour une meilleure compréhension.
6
Baron du roi de Prusse, chambellan de celui-ci en 1780 et ministre à la Cour de Turin de mars
1780 à décembre 1798. En 1806, le roi de Prusse le commissionna de remettre la Principauté
de Neuchâtel et Valangin au commissaire de Napoléon et de les reprendre 8 ans après, le
nommant gouverneur et lieutenant-général de la Principauté de Neuchâtel (ibid. : 824).
7
Selon les « Œuvres complètes » de van Oorschot, il ne s’agit pas du Pasteur Chaillet, mais de
Jean-Frédéric de Chaillet (1747-1839), capitaine au service de France.
8
Quelques jours plus tard, la nuit du 20 au 21 juin, aura lieu la Fuite à Varennes. La famille
royale prétendait fuir et rejoindre l’armée du marquis Bouillé. Cet abandon de Paris marqua la
fin des monarchistes et l’éveil de l’esprit républicain.
Aurora M.ª García Martínez
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ce qui en arriverait mais le pis qui put arriver était qu’il n’en arrivât rien.
Nous envoyâmes ainsi deux Aiglonetes [sic] séparées, afin que l’une
t aller à la municipalité aux recherches au district, où l’on voudrait, et
l’autre aux Tuileries. Une personne à qui je l’avais envoyée sans lettre,
sans lui dire de quelle part, a aussi fait une tentative de son côté pour
qu’elle arrivât chez Aiglonette. Je saurai bientôt si on a réussi (ibid. :
303).
Comme nous avons pu le constater, les événements politiques qui se
déroulaient en France retentirent, de nouveau, sur le style d’Isabelle de
Charrière provoquant ce changement de registre et la naissance
d’Aiglonette, entre autres contes.
Une fois le contexte établi, nous passerons à l’analyse proprement
dite du conte en vue de tenter de parvenir à sa classification.
7. Lanalyse dAiglonette et Insinuante
Pour cette étude du conte d’Isabelle de Charrière, nous mettrons à
profit les passages auxquels les préceptes de Propp, de Tritter et Petitjean
sont susceptibles d’appliquer. Avec Propp, nous vérifierons si Aiglonette
appartient au conte de fées et avec Tritter et Petitjean, s’il s’agit plutôt d’un
conte philosophique, comme nous l’indiquions dans l’introduction.
Mais tout d’abord, analysons le titre. Petijean souligne l’intratextualité
basée sur les microstructures phonétiques. De ce point de vue, nous
observons dans le prénom Aiglonette, à travers le diminutif féminin, une
similitude phonétique avec la dernière syllabe qui correspond au prénom de
la destinataire du conte, Marie-Antoinette. Pour le corroborer, la deuxième
acception de « aiglon » donnée par le Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales indique que, au sens figuré et par allusion à la
noblesse de l’aigle, il s’agit de celui ou celle « qui porte en soi des
promesses de génie, d'un sort élevé »
9
. De ce fait, l’auteure écrivit, en
analogie avec cette définition : « …une princesse que le ciel destinait à jouer
un grand rôle »
10
(255).
Mme de Charrière désirait lui faire parvenir son point de vue, de
manière masquée, en vue de l’amener à réfléchir. Elle lui adressait des
reproches comme suit :
9
Disponible sur web [ref. du 10/07/2020]: https://www.cnrtl.fr/definition/aiglon
10
Ce sont des extraits des Œuvres complètes (1980), t. 8 : 255-260 et dorénavant, nous
n’indiquerons que le nº de la page des passages dans laquelle ils apparaissent.
Aurora M.ª García Martínez
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S’il y a des gens de bien sur le globe, vous pourrez avoir des
serviteurs fidèles, des conseillers vertueux ; mais des amis ! Songez
que, pour avoir un ami, il faut être ami soi-même. Il faut écouter des
confidences, et vos secrets seuls vous paraissent importants, partager
chagrins et plaisirs, et vous ne voyez d’intéressants que les vôtres ;
[…], et vous voulez qu’on soit toujours prêt à vous entendre, à vous
répondre, à courir avec vous ou pour vous » (256).
Ensuite, Petitjean mentionne une caractéristique du conte
philosophique qui est en relation avec le sujet énonciatif, c’est-à-dire, le
narrateur. Celui-ci doit rester dans l’anonymat. C’est bien ce que nous
pouvons constater dans toute l’histoire d’Aiglonette. De plus, pour renforcer
cet anonymat, le conte ne fut pas signé, bien qu’on ait pu en deviner
l’auteure, Isabelle de Charrière l’ayant envoyé à Marie-Antoinette, comme
nous l’avons vu précédemment.
Selon Propp, Tritter et Petitjean, dans la structure du conte, une
situation initiale est toujours présente. Il en est ainsi, au début du nôtre,
lorsque sont indiqués le lieu et l’origine de la princesse :
Dans un grand empire, naquit d’une grande souveraine, et de l’époux
qu’elle avait élevé à une grande dignité, une princesse […] Toutes les
bonnes fées accoururent […] L’une lui donna la beauté, une autre la
grâce, une autre l’esprit, une autre le courage (255).
Dans l’introduction du conte, nous apprenons qui est le personnage
type, le sexe, la catégorie de celui-ci et sa nomenclature ou son statut (une
princesse, Aiglonette), la situation spatio-temporelle (dans un grand empire),
les auxiliaires magiques que l’on peut considérer aussi comme des attributs,
des qualités (les différents dons : beauté, grâce, esprit, courage). Toutes ces
caractéristiques sont établies par Propp et concernent donc davantage le
conte féérique.
Selon lui, les noms changent mais non les actions des personnages ;
en ce qui concerne le référent, on y trouve une action donatrice et une
réception de l’objet magique. Dans notre cas, des fées offrent des dons à
une princesse. Petitjean ajoute que ce référent, fictif, est proche de la réalité,
voire familier. Il en est ainsi car le parallélisme avec Marie-Antoinette
fonctionne.
D’un autre côté, cette situation initiale est un clin d’œil envers l’époux :
il est dit que celui-ci fut élevé « à une grande dignité » par son mariage et
d’ajouter plus loin : « Elle gouvernait, sans contradiction, son époux et
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l’empire… », citant même Louis le Fastueux (Louis XVI) : « J’ai toujours fait
la loi chez moi, et quelquefois chez les autres » (255).
Mme de Charrière prenait goût à ce genre d’ironie. Elle en parsema le
conte. En voici d’autres exemples : « …ce qui depuis fut appelé prodigalité
criminelle, se nommait alors bienfaisante libéralité… », « Jusqu’à quand,
princes, croirez-vous avoir des amis ! », « …une justice intérieure, que les
grands mêmes ne peuvent faire taire toujours… », « …le ton à la mode, le
ton républicain ». Cette figure rhétorique correspond quant à elle au conte
philosophique, de même qu’elle représente le point de vue de l’auteure.
Tritter remarque deux autres particularités du conte philosophique : la
complication et l’argumentation. En ce qui concerne la complication, nous
pouvons l’appliquer au moment la petite fée apporte le don de la
souplesse et est renvoyée :
La fée un peu altière, […] voyant arriver doucement et d’un air
modeste, une petite fée, […] du second ordre, lui dit avec assez
d’aigreur : « […] vous apportez en don la souplesse ; mais Aiglonette,
[…] n’en aura aucun besoin. Retirez-vous ; vous pourriez nuire au don
que je viens de lui faire. La souplesse est incompatible avec la force et
le courage » (ibid.).
Par suite de cette complication, la petite fée réplique et explique les
bénéfices de son don ; cest une argumentation :
[…] Avec de la beauté, de la grâce, de l’esprit, une âme forte et
généreuse, on peut faire tout plier ; et l’on n’a jamais besoin de plier
soi-même, surtout quand on est élevé au-dessus du vulgaire par la
fortune et par le rang. (ibid.).
De son côté, et toujours pour le conte philosophique, Petitjean indique
que les personnages ne sont décrits que par des traits de comportements
généraux. Il en est ainsi pour les deux personnages principaux de notre récit
comme les exemples suivants le prouvent :
Aiglonette : ce joli enfant devint la plus belle et la plus aimable,
malheureuse, clairvoyante, obligeante, discrétion, prudence.
Insinuante : une fée de second ordre, petite, tant de grâce et une
petite dose de timidité, polie, empressements modérés.
Petitjean signale en outre une autre singularité : le dialogue. Nous en
avons déjà mentionné quelques exemples ci-dessus, entre les fées. Mais,
dans le récit, Aiglonette échangera des pensées avec plusieurs courtisans et
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avec la fée Insinuante. Elles parleront du comportement souhaitable face à
des circonstances hostiles : se plier aux événements, c’est-à-dire s’adapter
sans pour autant être considérée lâche, d’où l’utilité de la souplesse, ou
alors, se montrer toujours inflexible face à l’adversité. Elles discutent de la
cour, des courtisans et de l’amitié intéressée de ces-derniers. Insinuante lui
suggère un procédé pour réparer son image mise à mal par son
extravagance. En tant que Reine, ayant tout pouvoir à sa portée, elle devait
faire preuve de responsabilité et de savoir, pour parvenir à gouverner
dignement une nation. Ces arguments correspondent à la philosophie
politique.
Finalement, selon Tritter, le conte philosophique ne contient pas de
morale, de situation finale, caractéristiques du conte de fées, mais bien une
résolution. De ce fait, dans notre histoire, les dernières lignes sont des
considérations, des blâmes de courtisans, de « gens » envers Aiglonette et
sa conduite si différente de celle quà leur guise, ils lui avaient conseillée.
Puis, comme chute, elle leur adresse des derniers mots de reproches, une
mise en garde et une résolution : « Vous m’avez si mal guidée, […] que c’est
beaucoup que je vous pardonne. Tâchez de suivre mon exemple et
n’espérez pas que je me perde pour vous ». Tout cela est digne d’un conte
philosophique.
Après avoir analysé la structure du conte et son contenu en
appliquant les préceptes de Propp, Petitjean et Tritter, nous avons pu
observer un grand nombre d’évidences qui associent Aiglonette au conte de
fées. Mais il n’en est pas moins un conte philosophique car nous avons
relevé plusieurs passages dans lesquels Isabelle de Charrière formule des
critiques sociales adressées à la noblesse. En voici quelques exemples :
La cour établissait les assistances et participations de la princesse aux
différents événements. Elle la dirigeait, la menait à son gré, sans lui
laisser un instant pour se questionner. L’auteure dénonce ces
stratagèmes : « …, injustes humains, injustes sujets, vous jugez à la
rigueur celle à qui vous avez ôté la possibilité de réfléchir et de se
connaître ! » (256). De plus, elle l’illustre en utilisant la métaphore de
l’horloge-automate et de sa mise à l’heure : « Il vous faut un automate
que vous remontiez à votre heure, et c’est à quoi un courtisan ne
ressemble pas mal à l’extérieur ; mais dans le fait, c’est lui le plus
souvent qui ajuste, remonte, qui dispose l’aimant, ou tient les fils ; c’est
vous qui êtes la machine » (257).
Pour jouir encore des plaisirs, la cour déguisait les abus de la
princesse en les qualifiant à l’avantage des courtisans, malgré le
mécontentement grandissant du peuple : […] ce qui depuis fut appelé
prodigalité criminelle, se nommait alors bienfaisante libéralité ; ce
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qu’on a qualifié depuis de liberté et d’indulgence excessives, se
nommait alors affabilité aimable, mépris magnanime de l’exigeante
étiquette. Les appréciations et les qualifications avaient déjà changé
dans le public, que le langage des courtisans était encore le même.
Aveugles qu’ils étaient, ils croyaient qu’Aiglonette ne pouvait trop
persister dans une conduite qui, dangereuse pour elle, désagréable à
tout le monde, leur paraissait souverainement avantageuse pour eux »
(256).
Ce qu’ils appellent votre gloire, c’est leur intérêt… (258).
Pareillement, Isabelle de Charrière recourt à la rhétorique en formulant
des questions portant sur la réflexion, attributs propres du conte
philosophique, telles que : « Le malheur n’amène-t-il pas la réflexion ?
Le blâme ne nous force-t-il pas à l’examen de notre conduite ? » (256).
En effet, si la structure portait à croire qu’il s’agissait d’un conte
féerique, le contenu, avec les reproches adressés tant à la princesse qu’aux
courtisans, les conseils de la petite fée et la réflexion personnelle
d’Aiglonette à la fin de l’histoire, prouvent que ce récit a tout pour être
également un conte philosophique.
8. Conclusion
L’esprit critique d’Isabelle de Charrière ne pouvait rester silencieux
face aux événements de Paris et au devenir dune femme, à la fois reine et
mère. Elle se voyait dans l’obligation de lui faire parvenir ses réflexions à
travers un conte candide, de manière à déjouer la censure pouvoir ainsi en
assurer la réception par Marie-Antoinette.
Aiglonette et Insinuante sont la représentation parfaite de Marie-
Antoinette et de son auteure. Mme de Charrière fait de ce texte, qui a pour
structure initiale celle dun conte de fées, parce qu’il vise à réconforter le
désarroi de la Reine et à réduire ses angoisses, l’outil d’expression, par
allusion, de ses recommandations. Du conte féerique, elle fait le recueil de
ses propres pensées, louant les attributs du personnage principal tout en lui
reprochant son comportement irresponsable, non sans pour autant
dénoncer la Cour pour l’avoir si mal conseillée. L’écrivaine désirait, par cette
fiction merveilleuse et moralisatrice, consoler cette Reine abandonnée de
tous qui, à la fin de sa trajectoire, essaya bien, mais inutilement, de
récupérer l’indulgence du peuple.
À l’aide de ce récit, Isabelle de Charrière prétendait être la porte-
parole d’une conscience populaire pour sa lectrice. C’est avec cette intention
Aurora M.ª García Martínez
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qu’elle écrivit ce récit, qui en devient un conte philosophique dont nous ne
saurons jamais s’il produisit l’effet désiré sur sa destinataire, d’autant plus
qu’il nous sera difficile de vérifier s’il arriva effectivement à bon port.
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